Des biologistes de l’Institut des mammifères marins de l’Université d’État de l’Oregon ont identifié une impressionnante population de raies manta océaniques au large des côtes de l’Équateur : la zone abrite une population plus de 10 fois plus grande que toute autre sous-population connue de l’espèce, soit plus de 22 000 individus.
La raie manta océanique (Mobula birostris) est un poisson cartilagineux, possédant une queue et deux grandes « ailes ». Elle mesure en moyenne trois à six mètres d’envergure, mais elle peut atteindre sept à neuf mètres et peser deux tonnes ! Elle réside dans les eaux tropicales et subtropicales (voire tempérées), principalement dans l’océan Pacifique, où elle se nourrit de krill et d’autres zooplanctons. Elle est actuellement classée comme espèce en danger d’extinction par l’Union internationale pour la conservation de la nature, car sa population décroît rapidement à cause de la pêche, dont elles sont à la fois la cible et une capture accidentelle.
Dans la plupart des régions, la taille des populations de raies manta océaniques est relativement petite (de 1000 à 2000 individus). Joshua Stewart, professeur adjoint au Marine Mammal Institute et son équipe étaient donc particulièrement surpris et enthousiastes lorsqu’ils ont découvert qu’une population beaucoup plus large visitait régulièrement l’île de la Plata, au large de l’Équateur. « Il est clair que quelque chose de différent se passe ici. C’est une histoire rare d’optimisme océanique. […] Dans cette zone, nous avons estimé que la population est de plus de 22 000 mantas, ce qui est sans précédent », a déclaré Stewart.
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Une espèce qui se reproduit lentement, face à une pression anthropique élevée
Les raies manta océaniques sont particulièrement difficiles à étudier, car elles passent énormément de temps en pleine mer et suivent des schémas de déplacement irréguliers en fonction du zooplancton. Cependant, des chercheurs de Proyecto Mantas Ecuador, de la fondation Megafauna Marina del Ecuador, ont découvert à la fin des années 1990 qu’une population de raies manta océaniques se regroupait chaque année aux mois d’août et septembre autour de l’île de la Plata.
Depuis lors, les chercheurs n’ont pas raté une occasion d’examiner de plus près ces animaux. La zone étant par ailleurs très prisée des plongeurs amateurs, l’équipe dispose d’une importante collection de photos qui leur a permis de glaner de précieuses données. « De nombreuses photos utilisées dans notre étude ont été fournies par des plongeurs amateurs qui sont devenus des scientifiques citoyens en prenant des photos de raies manta », souligne Kanina Harty, coordinatrice au Manta Trust et première auteure de l’étude.
Il se trouve que chaque raie manta se distingue de ses congénères de par le motif de taches sombres, plus ou moins nombreuses, qui couvrent son ventre. Ce motif permet aux chercheurs d’identifier et de suivre précisément chaque individu. Les clichés permettent également de documenter les éventuelles blessures et preuves d’accouplement. À savoir que les raies manta océaniques présentent une maturité sexuelle tardive, un faible taux de fécondité et une gestation longue (12 à 13 mois) ; chaque femelle donne naissance à un petit (plus rarement deux). La pression anthropique subie par l’espèce est donc lourde de conséquences, car les pertes sont difficiles à compenser.
Grâce aux photos, les chercheurs ont pu estimer la taille de la population de l’île de la Plata. « Nous avons identifié un total de 2803 individus à partir de 3322 rencontres sur une période de 14 ans (2005-2018). La population échantillonnée sur ces sites était significativement biaisée en faveur des mâles et seuls 12,9% des individus ont été revus », rapportent-ils dans Marine Ecology Progress Series.
Une future victime potentielle du réchauffement climatique
L’équipe a utilisé des modèles de repérage pour estimer les paramètres démographiques de la population, y compris la taille de la superpopulation, la probabilité de survie, la probabilité d’entrée et la probabilité de détection. Les analyses de repérage ont indiqué que la température de surface de la mer, la chlorophylle, le temps et le sexe étaient des prédicteurs importants des paramètres estimés de la population. En revanche, le phénomène El Niño – Oscillation australe n’est pas apparu comme tel.
L’équipe note que la probabilité d’entrée — soit le nombre de nouveaux individus observés — a atteint un pic en 2012, qui a coïncidé avec la température de surface de la mer la plus basse et les concentrations de chlorophylle les plus élevées. Finalement, les chercheurs ont estimé que cette population atteignait un chiffre sans précédent : « Le modèle de repérage le mieux ajusté a permis d’estimer la taille de la superpopulation à 22 316 individus, avec des abondances annuelles estimées à 949-7650 femelles et 5226-9340 mâles », précisent-ils. « C’est de loin la plus grande population que nous connaissons », ajoute Guy Stevens, directeur général et fondateur de The Manta Trust.
Ce résultat suggère que cette région du globe regroupe des conditions particulièrement propices au bien-être de ces animaux. La disponibilité de la nourriture joue ici un rôle clé : en effet, dans cette zone, une eau froide et riche en nutriments remonte à la surface — un phénomène appelé upwelling. « Ces travaux renforcent l’île de la Plata, et plus largement l’Équateur, en tant que hot spot d’importance mondiale pour cette espèce menacée », a souligné Michel Guerrero du Proyecto Mantas Ecuador.
Si cette population semble moins menacée de par sa taille, les mesures de protection n’en restent pas moins nécessaires, avertit l’équipe. Bien que la capture de raies manta soit aujourd’hui interdite en Equateur et au Pérou, l’espèce est toujours indirectement menacée par les activités de pêche : de nombreux individus meurent empêtrés dans des filets ou suite à une collision avec un navire, lorsqu’ils ne sont pas des prises accessoires. Les chercheurs ont observé des centaines de raies blessées au cours de leur étude.
Les raies manta océaniques sont par ailleurs très sensibles aux perturbations environnementales, telles que les changements de température des océans et la disponibilité de la nourriture. Leurs populations pourraient donc être sérieusement impactées par le réchauffement climatique.