Alors qu’elle était à la recherche des prédateurs interagissant avec nos plus lointains ancêtres, une paléoanthropologue a fait une découverte choquante : un tibia gauche fossilisé appartenant à un hominidé ayant vécu il y a 1,45 million d’années, comportant des marques de coupe nettes — provoquées par les outils en pierre couramment utilisés par ses semblables. D’après l’experte, il s’agit là très probablement de l’une des plus anciennes preuves de cannibalisme chez nos ancêtres évolutifs.
D’après les scientifiques, les hominidés ayant vécu entre le Pliocène et le début du Pléiostocène (il y a 5,3 à 2,5 millions d’années) étaient parfois victimes de la prédation des grands carnivores, avec lesquels ils coexistaient. Cependant, les preuves indiquant cette interaction sur les fossiles hominidés sont relativement rares. En 2017, Briana Pobiner, une paléoantrhopologue du Muséum d’histoire naturelle du Smithsonian, a entrepris des travaux dans ce sens. Pour ce faire, elle a ratissé une collection de fossiles post-crâniens d’hominidés Turkana, une population vivant au Kenya, et datant d’environ 1,8 à 1,5 million d’années.
En approchant sa loupe d’un tibia en particulier, l’experte fut surprise de découvrir des marques apparemment provoquées par des outils de coupe. Il s’agit d’une découverte inattendue étant donné que des marques similaires, sur des fossiles d’animaux datant du début du Pléistocène, indiquent qu’il y a eu une augmentation de la consommation de viande et de moelle animales chez les hominidés. Il n’y a donc vraisemblablement pas eu de pénurie de viande. De plus, aucune autre marque de coupe sur les fossiles d’hominidés issus des zones de fouilles à proximité n’a été découverte.
« Ces marques de coupe ressemblent beaucoup à ce que j’ai vu sur des fossiles d’animaux qui ont été transformés pour la consommation », indique dans un communiqué Pobiner. « Il semble très probable que la viande de cette jambe ait été mangée plutôt qu’utilisée pour un rituel », suggère-t-elle.
Des coupes visant à retirer un maximum de chair
Afin de corroborer son hypothèse, l’experte a envoyé des moulages des traces de coupe à son collègue Michael Pante, un anthropologue de l’Université d’État du Colorado. Pour ce faire, elle a utilisé le même matériau que celui opté par les dentistes pour relever des empreintes dentaires, sans fournir de détails sur l’objet sur lequel les marques ont été faites. Pante a alors pu, en toute objectivité, créer des modèles tridimensionnels des moulages et les comparer à une base de données de 898 marques de dents, de coupe par outil en pierre et de piétinement.
L’analyse de Pante révèle que neuf marques sur onze correspondaient aux types de dommages provoqués par des outils préhistoriques en pierre. Les deux autres marques s’apparentaient davantage à des morsures de grands félins, le lion étant la correspondance la plus proche. Selon Pobiner, cette blessure aurait probablement été infligée par les félins à dents de sabre, ayant vécu à la même époque que le propriétaire du fameux tibia.
Bien que les marques de coupe ne suffisent pas à prouver que des hominidés aient réellement consommé la chair de leur semblable, les auteurs de l’étude — parue dans la revue Scientific Reports — estiment qu’il s’agit du scénario le plus probable. Les traces de coupe sont notamment situées précisément au niveau de l’intersection, où les muscles du mollet sont rattachés à l’os. C’est l’endroit idéal à viser pour retirer un maximum de chair.
De surcroît, les marques de coupe sont toutes orientées dans la même direction, de sorte que la main brandissant l’outil puisse les faire sans changer de prise ou d’angle. La même méthode de coupe est observée sur des fossiles d’animaux ayant été consommés par des hominidés.
Le cannibalisme : une notion pouvant être nuancée
À première vue, les marques sur le tibia suggèrent qu’il est très probable qu’il s’agisse de cannibalisme. Toutefois, Pobiner indique que bien que cela ne soit pas exclu, la possibilité du contraire n’est pas non plus inenvisageable, notamment en nuançant la notion de cannibalisme. En effet, le terme est défini comme le fait qu’une espèce consomme ses semblables, directement issus du même genre.
Pour le cas du tibia de l’étude, les chercheurs ne savent pas encore précisément à quelle espèce il pourrait appartenir. Il aurait été successivement identifié comme appartenant à un Australopithecus boisei ou à un Homo erectus, mais faute de preuves, ces hypothèses ont été réfutées.
D’un autre côté, une récente étude remet en question une théorie largement acceptée selon laquelle seul le genre Homo aurait été capable de fabriquer et d’utiliser des outils. La découverte d’outils en pierre à côté des restes d’un Paranthropus a réouvert le débat sur les premiers hominidés à se servir d’outils. De ce fait, les traces d’outil sur le tibia peuvent suggérer soit un cannibalisme préhistorique, soit une espèce consommant un cousin évolutif appartenant à la même famille, mais pas au même genre (ce qui n’est pas considéré comme du cannibalisme selon la définition conventionnelle).
Par ailleurs, Pobiner et son équipe ont constaté que les traces laissées par les outils sur le tibia ne se trouvaient pas au même endroit que les deux marques de morsure. Bien qu’il soit pour l’instant difficile de déterminer l’ordre exact des évènements, les chercheurs proposent deux scénarios. Dans le premier, un grand félin aurait récupéré les restes après que les hominidés supposément cannibales (ou non) ont retiré la majeure partie de la chair. Dans le second, il est possible que félin ait capturé en premier le propriétaire du tibia, puis a été chassé par des hominidés opportunistes, prenant ensuite le relais pour nettoyer l’os et récupérer la viande.
Il existerait de nombreux exemples de cannibalisme potentiel dans notre arbre évolutif. Mais les découvertes issues de ce tibia suggèrent que nos ancêtres s’adonnaient à la pratique depuis bien plus longtemps qu’on le pensait.