La cocaïne — l’alcaloïde typique que l’on extrait des feuilles de coca (Erythroxylum novogranatense) — est de plus en plus utilisée dans le milieu thérapeutique en tant qu’anesthésiant topique des muqueuses. Cependant, la voie biochimique induisant la synthèse de la molécule par la plante était jusqu’ici en partie méconnue, engendrant une exploitation massive des feuilles de coca. Dans une nouvelle étude, des chercheurs ont peut-être révolutionné l’utilisation thérapeutique de la cocaïne en découvrant les enzymes spécifiques induisant sa synthèse. Ils ont réussi à produire la substance en modifiant génétiquement des plants de tabac, dans des conditions et des quantités contrôlées.
Depuis des siècles, les feuilles de coca sont traditionnellement utilisées par les Autochtones sud-américains pour leurs vertus stimulantes, mais aussi pour leurs effets analgésiques et anesthésiques. Cependant, les graves effets de dépendance et le commerce illicite liés à la substance font qu’elle est davantage connue du grand public pour ses effets néfastes sur la santé.
Or, des chercheurs ont découvert récemment que la cocaïne pouvait être utilisée pour diverses chirurgies au niveau des muqueuses, notamment en ophtalmologie. Directement instillée dans l’œil, la substance serait d’une efficacité sans pareil (bien plus qu’une anesthésie locale classique), en rendant l’œil du patient instantanément insensible à la douleur, évitant ainsi le besoin d’anesthésie générale. Elle serait également un puissant analgésique, pouvant donc être utilisée pour soulager les douleurs traumatiques.
Afin d’explorer l’utilisation de la cocaïne dans le domaine médical, des chercheurs ont identifié en grande partie la voie de sa biosynthèse. Mais la dernière pièce du puzzle, un précurseur chimique complétant le processus chimique allant de l’acide 4-(1-méthyl-2-pyrrolidinyl)-3-oxobutanoïque ou MPOA à l’alcaloïde tropane (la cocaïne), n’avait pas encore été identifiée.
Des chercheurs de l’Institut botanique de Kunming, en Chine, ont découvert les pièces manquantes, qui sont notamment deux enzymes connues sous les noms d’EnCYP81AN15 et EnMT4. En rajoutant ces dernières au processus biochimique, les chercheurs ont pu synthétiser de la cocaïne à partir de tabac génétiquement modifié, et comptent également induire la voie de biosynthèse dans des microorganismes tels qu’Escherichia coli ou Saccharomyces cerevisiae.
Répondre à une demande uniquement médicale
En modifiant génétiquement la Nicotiana benthamiana, une plante de la famille du tabac, les chercheurs chinois ont pu obtenir environ 400 nanogrammes de cocaïne par milligramme de feuilles séchées. En comparaison, les feuilles de coca en produisent 25 fois plus. La cocaïne issue du tabac serait ainsi loin de satisfaire une demande à grande échelle, mais la voie complète de biosynthèse pourrait être reproduite par des organismes en grande abondance dans la nature et à croissance rapide, comme la bactérie Escherichia coli ou la levure Saccharomyces cerevisiae.
La nouvelle étude, détaillée dans la revue ACS Publications, indique en effet que les deux enzymes médient sélectivement la cyclisation oxydative de S-MPOA pour donner l’ecgonone intermédiaire instable, qui est ensuite méthylée pour former de la méthylecgonone optiquement active (ou l’alcaloïde tropanique). Dans leur étude, les chercheurs ont ainsi établi cette voie de biosynthèse dans la Nicotiana benthamiana.
Par ailleurs, la production de cocaïne par d’autres organismes végétaux n’offrirait aucun avantage aux commerces illicites, car la culture du coca et l’extraction de la cocaïne à partir des feuilles seraient beaucoup moins couteuses. L’induction de la voie de biosynthèse à partir d’autres plantes serait ainsi plus adaptée au milieu pharmaceutique, car cela permettrait de développer des composés aux propriétés similaires (à la cocaïne issue de la coca), mais aux caractéristiques uniques destinées au milieu médical.
La production à partir d’autres plantes permettrait également à terme aux industries pharmaceutiques de se passer de la production à partir de feuilles de coca, et de contrôler la production de la substance à destination des patients. Cette alternative pourrait potentiellement avoir d’importants impacts sur la chaîne d’approvisionnement de la cocaïne, et permettrait peut-être de la régulariser davantage.
Toutefois, il faut garder à l’esprit que l’utilisation de la cocaïne, même dans le domaine médical, reste restreinte en raison de l’éventuelle dépendance que les patients pourraient développer. Davantage de recherches seront ainsi nécessaires avant de pouvoir utiliser la substance librement en milieu médical et de façon contrôlée.