En analysant les barrissements de plus d’une centaine d’éléphants des savanes africains, des chercheurs ont découvert qu’ils s’appellent en utilisant leurs « noms ». Il ne s’agit pas de sons imités, comme ceux utilisés par les dauphins et certains perroquets, mais de sons spécifiquement choisis pour chaque individu. Cela suggère qu’à l’instar des humains, les éléphants ont la capacité de penser de manière abstraite et d’inventer des « mots » de façon arbitraire.
Pour étiqueter ou nommer des objets ou des personnes, nous utilisons des sons (ou des mots) appris depuis l’enfance (étiquetage vocal). Inventés de manière arbitraire, ces sons n’ont généralement pas de liens précis avec l’objet dont ils font référence. Ces mots arbitraires font partie de ce qui permet à notre langage d’être aussi diversifié.
Alors que l’on pensait jusqu’ici que seuls les humains pouvaient s’adresser entre eux avec des noms spécifiques, des études ont montré que certains animaux tels que les dauphins et les perroquets en sont également capables. Ils s’adressent à leurs congénères en imitant l’appel signature du destinataire, un indicatif unique que ce dernier utilise pour annoncer initialement son identité. Cependant, ces « noms » ne ressemblent pas tout à fait à ceux que nous utilisons, qui ne sont, eux, pas des imitations, mais des mots choisis arbitrairement.
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Les chercheurs soupçonnent depuis longtemps que les éléphants pourraient être dotés de la même capacité que les humains à s’appeler par leurs noms. Ces animaux possèdent notamment une structure sociale complexe et utilisent un large éventail de vocalisations. Une équipe de l’Université d’État du Colorado a exploré pour la première fois cette hypothèse, en étudiant les interactions vocales des éléphants de savane africains (Loxodonta africana). Ils ont découvert que non seulement ils utilisent des vocalisations spécifiques pour chaque individu, mais reconnaissent également les « noms » qui leur sont attribués.
« Cette recherche place les éléphants parmi le très petit nombre d’espèces connues pour s’adresser les unes aux autres de cette manière, et elle a des implications pour la compréhension scientifique de l’intelligence animale et des origines évolutives du langage », expliquent les experts dans un communiqué. Leurs résultats sont détaillés dans la revue Nature Ecology & Evolution.
Des appels surtout émis par les adultes
Pour explorer l’hypothèse, l’équipe de la nouvelle étude a observé plus d’une centaine d’éléphants des savanes dans la réserve de Samburu et dans le parc national d’Amboseli, au Kenya. Leurs barrissements ont été collectés et enregistrés entre 1986 et 2022. À noter que la plupart des sons émis par les éléphants ressemblent davantage à de profonds vrombissements à peine audibles par l’oreille humaine. Les cris bruyants qui ressemblent à des sons de trompette sont émis moins fréquemment. Les experts se sont alors concentrés sur les barrissements à basse fréquence.
Enregistrement d’un barrissement à base fréquence d’un éléphant (© Michael Pardo) :
Afin d’identifier les destinataires de chaque appel, ils ont formé un modèle d’apprentissage automatique. Les chercheurs ont en effet utilisé l’apprentissage automatique pour analyser les sons parce que ces derniers peuvent véhiculer plusieurs messages à la fois, tels que l’identité, l’âge, le sexe et l’état émotionnel de l’appelant. Cela signifie que les noms ne constituent probablement qu’une petite portion de ces sons, et l’oreille humaine n’est pas suffisamment fiable pour en détecter les subtilités.
Pour former le modèle, une série de chiffres correspondant aux propriétés acoustiques de chaque son a été fournie au modèle, tout en indiquant à quel éléphant il appartenait. Ensuite, le modèle a appris à associer chaque appel à un destinataire. Sur la base de cette formation, les chercheurs lui ont demandé de prédire le destinataire pour un échantillon distinct d’appels.
Au total, 469 appels émis par 101 éléphants et adressés à 117 autres ont été identifiés. Le modèle est parvenu à identifier les destinataires pour 27,5 % des appels. Toutefois, ces résultats ne constituent pas une preuve suffisante indiquant que les sons contenaient réellement des noms. L’algorithme aurait par exemple pu effectuer ces associations en se basant sur les éléphants auxquels les appels étaient adressés le plus souvent.
Après avoir affiné leur analyse, les chercheurs ont constaté que les appels provenant du même éléphant et adressés à un destinataire spécifique étaient significativement plus similaires que ceux adressés à d’autres destinataires. Cela signifierait qu’à l’instar d’un nom propre, l’appel était spécifique à chaque individu. D’autre part, les appels supposés contenir des noms étaient le plus souvent émis par les adultes et sur de longues distances, plutôt que par les jeunes. Cela suggère que cette capacité pourrait prendre des années à acquérir.
Des mots inventés de manière subjective
Afin de déterminer si les destinataires des appels pouvaient reconnaître leur nom et y répondre, l’équipe a diffusé l’enregistrement d’appels supposés contenir des noms et qui leur étaient initialement destinés à 17 éléphants. Dans un deuxième temps, un enregistrement du même appelant, mais s’adressant à d’autres éléphants, a été diffusé. Il a été constaté que les éléphants réagissaient de manière plus dynamique en entendant les sons qui leur étaient spécifiquement destinés. En moyenne, ils se sont approchés des haut-parleurs 128 secondes plus tôt, ont vocalisé 87 secondes plus tôt et ont produit 2,3 fois plus de sons en réponse à l’appel qui leur était spécifique.
« Cette découverte suggère que, comme les humains, mais contrairement aux autres animaux, les éléphants peuvent s’adresser les uns aux autres sans se contenter d’imiter les appels du destinataire », indiquent les experts. Cela pourrait ainsi indiquer une étonnante capacité à penser de manière abstraite et à inventer des mots de manière subjective.
Toutefois, il est important de savoir que l’équipe n’était pas encore en mesure d’identifier exactement quels sons correspondaient à des noms. Y parvenir pourrait améliorer considérablement notre compréhension de l’écologie complexe des éléphants.
D’un autre côté, la plupart des mammifères, y compris les primates, ne produisent qu’un ensemble limité de vocalisations dont la plupart sont programmées dans le cerveau à la naissance. Or, le développement du langage dépend de la capacité à apprendre de nouveaux mots. En apprendre plus sur nos capacités communes avec les éléphants pourrait ainsi nous en dire plus sur l’évolution de notre propre langage.
Vidéo de présentation de l’étude :