Une équipe de biologistes a fortuitement découvert que, lorsqu’elles subissent des blessures, les Mnemiopsis leidyi (une espèce de gelée en peigne) peuvent fusionner pour former un seul organisme pleinement opérationnel. Leurs systèmes nerveux se synchronisent intégralement dans les deux heures suivant la fusion, tandis que leurs systèmes digestifs fonctionnent harmonieusement comme celui d’un seul organisme — une étonnante capacité observée chez aucune autre espèce animale.
M. leidyi (également surnommée noix de mer ou cnétophore américain) appartient aux cnétophores pélagiques transparents et bioluminescents, une catégorie de macroplanctons prédateurs. Bien que leur apparence et leur système nerveux soient rudimentaires, les cnétophores (ou gelées en peigne) ne sont pas apparentés aux méduses, car ils n’ont pas de tentacules urticants et se désagrègent facilement lorsqu’on les retire de l’eau.
Les cnétophores comptent parmi les créatures marines les plus singulières. Leur primitivité les place parmi les tout premiers ancêtres des animaux. Certaines espèces, y compris M. leidyi, possèdent des capacités de régénération rapide, ce qui en fait d’excellents modèles pour la recherche en médecine régénératrice. Des études antérieures ont également révélé que les tissus des noix de mer peuvent se greffer les uns aux autres avec aisance.
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Lors de recherches de routine sur M. leidyi, les chercheurs de la nouvelle étude — publiée dans la revue Current Biology — ont accidentellement mis en lumière une autre caractéristique intrigante. Ils ont constaté qu’un de leurs spécimens en captivité semblait avoir disparu. En examinant de plus près, ils ont observé qu’un spécimen était anormalement plus grand que les autres.
Après l’avoir isolé, ils se sont aperçus qu’il s’agissait en réalité de deux animaux distincts, mais enchevêtrés sans séparation visible. Ils ont conclu qu’il s’agissait d’une fusion adaptative inédite, déclenchée par des blessures subies par les deux spécimens. « L’un des avantages potentiels est que la fusion permet une récupération beaucoup plus rapide après une blessure par rapport à la régénération », explique à ScienceAlert Kei Jokura, auteur principal de l’étude, de l’Université d’Exeter, de l’Institut National des Sciences Naturelles et du National Institute for Basic Biology d’Okazaki, au Japon.
Des systèmes nerveux synchronisés dès 2h après la fusion
Contrairement aux autres gelées en peigne présentes dans l’aquarium des chercheurs, celle d’une taille inhabituelle possédait deux extrémités dorsales, deux organes apicaux (des structures sensorielles) et deux anus. Pour confirmer qu’il s’agissait bien d’une fusion due à une blessure, les chercheurs ont sélectionné 20 autres spécimens et les ont associés par paires dans des aquariums isolés. Ils ont tenté de reproduire le processus de fusion en prélevant une petite partie du corps de chaque animal (une blessure mineure comparée à celles qu’ils pourraient subir dans la nature).
Ils ont été surpris de constater que 9 des 10 paires avaient fusionné avec succès le lendemain et ont parfaitement survécu pendant au moins trois semaines. Des observations plus détaillées ont montré que les paires présentaient des mouvements spontanés dès la première heure après la fusion, mais leurs membres bougeaient encore de manière indépendante.
Cependant, après deux heures, la majorité de leurs mouvements étaient parfaitement synchronisés. Lorsque les chercheurs ont appliqué une stimulation mécanique d’un côté du corps, 95 % des contractions musculaires produites par l’animal se sont propagées à travers les deux corps fusionnés. « Nous avons été étonnés d’observer qu’une stimulation mécanique appliquée sur un côté du cténophore fusionné entraînait une contraction musculaire synchronisée de l’autre côté », indique Jokura dans un communiqué de l’Université d’Exeter. Cela suggère que leurs systèmes nerveux étaient également complètement fusionnés.
Pour évaluer le niveau de synchronisation des systèmes digestifs des paires fusionnées, les biologistes les ont nourries avec des artémias (de petits crustacés) marquées par fluorescence, introduits par une seule bouche. Ils ont constaté que la nourriture se déplaçait d’un tube digestif à l’autre. Après digestion par les deux estomacs, la nourriture a été excrétée par les deux anus, mais pas de manière simultanée.
Une non-reconnaissance du « soi » et du « non-soi »
L’équipe suggère que cette surprenante capacité de fusion résulte de l’absence de mécanismes de reconnaissance du « soi » et du « non-soi ». Étant donné la position évolutive des cnétophores, il est possible qu’ils ne disposent pas du gène de l’alloreconnaissance (la reconnaissance par le lymphocyte T du peptide allogénique qui lui est associé). Les chercheurs estiment par ailleurs que l’alloreconnaissance est étroitement liée à l’évolution des animaux multicellulaires.
Cependant, l’étude n’a pas pu confirmer si cette capacité de fusion pourrait se manifester dans la nature. Les noix de mer vivent dans les océans parmi une multitude d’autres zooplanctons, rendant peu probable qu’ils se retrouvent souvent à proximité d’autres spécimens avec lesquels ils pourraient fusionner. Par ailleurs, bien que les animaux fusionnés se comportent comme un seul et même spécimen, ils ne constituent pas pour autant un organisme unique, car ils possèdent toujours des ADN distincts. Ils ne pourraient ainsi pas transmettre leur morphologie atypique à la génération suivante.
Il n’est pas non plus clair si la fusion entre individus fonctionne comme une stratégie de survie ou d’adaptation. Les chercheurs estiment que des recherches plus poussées pourraient combler ces lacunes et pourraient également avoir des implications dans la recherche en médecine régénératrice. « Les mécanismes d’alloreconnaissance sont liés au système immunitaire, et la fusion des systèmes nerveux est étroitement liée à la recherche sur la régénération », explique Jokura. « Décrypter les mécanismes moléculaires sous-jacents à cette fusion pourrait faire progresser ces domaines de recherche cruciaux », conclut-il.
Vidéo montrant les mouvements de deux M. leidyi fusionnés :