Les araignées construisent des toiles pour capturer leurs proies. Lorsque ces dernières se retrouvent prisonnières de ces fils de soie collants, les vibrations provoquées par leurs mouvements sont perçues par l’araignée qui se précipite immédiatement sur son repas. Mais des chercheurs ont récemment découvert qu’une araignée en particulier, Larinioides sclopetarius, est aussi capable de détecter grâce à sa toile, des sons voyageant dans l’air à plusieurs mètres de distance ! Ces toiles seraient ainsi les « organes auditifs » les plus sensibles du monde vivant.
Les araignées Larinioides sclopetarius, également appelées « araignées de pont », sont des araignées nocturnes qui vivent généralement près des points d’eau et notamment au niveau des ponts (d’où leur surnom). Elles sont très répandues en Europe et en Amérique du Nord.
Bien qu’elles soient relativement petites (8 à 9 mm pour les mâles, jusqu’à 14 mm pour les femelles), les toiles de ces araignées tisserandes peuvent atteindre 70 centimètres de diamètre. Contrairement à la plupart des animaux dont l’organe auditif fait morphologiquement partie de leur corps, il apparaît que ces araignées « externalisent » leur sens de l’ouïe à travers ces grandes toiles.
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Jian Zhou, spécialiste en acoustique bio-inspirée, et ses collègues du Laboratoire national d’Argonne, dans l’Illinois, ont découvert que grâce à ces toiles en forme d’orbe, les araignées de pont étaient capables de détecter des sons à de très grandes distances. Les biologistes savent depuis longtemps que les araignées ressentent les vibrations grâce à des « poils » (ou plus exactement des soies) situés sur leurs pattes. Mais ces nouvelles observations pourraient remettre en question nos connaissances sur la façon dont les araignées — et potentiellement d’autres arthropodes — interagissent avec le monde qui les entoure.
Un son détecté à plusieurs mètres de distance
Dans le cadre de précédentes recherches, menées en 2017, Zhou et son équipe avaient d’ores et déjà montré qu’un seul brin de soie d’araignée peut se déplacer avec une vitesse très proche de celle des mouvements des particules d’air environnantes, et ce, sur une très large gamme de fréquences, des infrasons aux ultrasons, malgré la faible viscosité et la faible densité de l’air. « La propriété aérodynamique de la soie d’araignée offre la sensibilité d’un résonateur idéal, mais sans la limitation de bande passante habituelle. Cela fournit un moyen efficace pour la détection de débit miniaturisée », concluaient-ils à l’époque.
Jusqu’à présent, les biologistes pensaient que les araignées ne pouvaient entendre que des sons émis dans leur voisinage immédiat, grâce aux minuscules « poils » de leurs pattes, capables de détecter les vibrations de l’air. Mais dans une nouvelle étude, Zhou et ses collègues montrent que les fils de soie, tissés et étirés en une large toile, peuvent fonctionner comme une énorme antenne acoustique, qui permet à l’araignée de détecter les sons les plus infimes provenant d’une source distante.
Pour parvenir à cette conclusion, ils ont analysé le comportement d’une soixantaine d’araignées face à diverses tonalités acoustiques aéroportées. Après qu’elles ont toutes tissé leur toile dans des cadres en bois, ils ont testé deux configurations auditives différentes : dans un premier cas, les ondes sonores étaient émises par un haut-parleur situé à 3 mètres de distance, face à la toile ; dans un second cas, les ondes étaient émises par des haut-parleurs placés à 45 degrés à gauche et à droite de l’araignée, en azimut, à 0,5 mètre de distance. La stimulation sonore durait 3 secondes ; le comportement de chaque araignée a été surveillé par vidéo pendant 5 secondes après le déclenchement du stimulus.
Avec le haut-parleur situé à 3 mètres de distance, l’équipe a testé quatre combinaisons sonores : deux fréquences (200 Hz et 1000 Hz), à deux pressions acoustiques différentes (68 dB et 88 dB). Ils ont ainsi réparti les araignées en quatre groupes (12 araignées pour chaque combinaison sonore, plus un groupe témoin). « Sur 12 individus testés dans chaque groupe, 6/12 et 11/12 ont répondu aux tonalités de 200 Hz à 68 dB et 88 dB respectivement, 3/12 et 9/12 ont répondu aux tonalités de 1000 Hz à des niveaux sonores de 68 dB et 88 dB, respectivement », résument les chercheurs.
Une surface sensorielle jusqu’à 10 000 fois supérieure
À la fréquence de 200 Hz, l’expérience a mis en évidence plusieurs types de comportements selon l’intensité sonore. À des niveaux élevés (88 dB) — auxquels la quasi-totalité des araignées ont réagi —, les réponses comportementales des araignées consistaient à s’accroupir, s’aplatir, soulever une patte de devant, ou pivoter leur corps vers une autre direction. À 68 dB en revanche, les araignées n’ont fait que s’accroupir. Grâce aux haut-parleurs situés de part et d’autre de la toile, les chercheurs ont constaté que les araignées étaient en outre capables de localiser avec précision la direction du son. En réponse au stimulus sonore, les araignées avaient en effet tendance à se tourner en direction de la source.
Après avoir observé les réponses comportementales des araignées, l’équipe a ensuite étudié les propriétés physiques de la toile en tant qu’antenne acoustique, en mesurant par vibrométrie Doppler la réponse mécanique de la toile à une stimulation acoustique directe — à l’aide de sons de fréquences comprises entre 100 et 10 000 Hz. À des signaux acoustiques de 200 Hz, la toile « suit le mouvement des particules d’air avec une fidélité presque totale et une efficacité physique maximale, meilleure que la réactivité acoustique de tous les tympans connus », écrivent les chercheurs. Globalement, les toiles ont répondu efficacement aux signaux acoustiques aériens dans une bande passante qui englobe tous les sons produits par leurs proies et prédateurs potentiels.
Pour s’assurer que l’araignée captait bien le son au moyen de sa toile et non via un éventuel mécanocapteur corporel non identifié, les chercheurs ont pris soin de diriger le son vers de toutes petites régions de la toile, éloignées de l’araignée, en veillant à ce que tout signal acoustique aéroporté ait une amplitude trop faible pour être détectable par l’araignée elle-même. Le fait qu’un tiers des araignées se soient accroupies en réponse à ce stimulus confirme qu’elles « entendent » bel et bien grâce à leur toile. « La surface sensorielle est largement augmentée, jusqu’à 10 000 fois supérieure à celle de l’araignée elle-même », notent les chercheurs.
Ces araignées ont donc la possibilité d’ajuster et de régénérer leur audition en fonction de leurs besoins, uniquement en manipulant leurs toiles ; elles pourraient même être capables de filtrer les sons non pertinents de leur environnement naturel, tels que le vent. Ce mécanisme auditif unique pourrait ouvrir la voie à une nouvelle génération de détecteurs acoustiques d’écoulement de fluide à l’échelle nanométrique, conclut l’équipe.