Les flux stellaires, ces courants d’étoiles originaires de l’accrétion de galaxies naines et d’amas stellaires par la Voie lactée, constituent des outils d’étude précieux pour les astrophysiciens. Non seulement ils offrent un moyen d’estimer précisément la masse de notre galaxie, mais portent également potentiellement des indices de collision avec des amas de matière noire.
Lors de la publication des données provenant de la mission d’observation Gaia, beaucoup avaient l’intention d’étudier les étoiles du disque de la Voie lactée. Mais les objectifs de Bonaca et de Price-Whelan étaient bien différents. Ils souhaitaient examiner le halo de la galaxie, une région étoilée peu dense et à peu près sphérique qui enveloppe le disque. Dans ce halo s’étendent des flux stellaires : les restes filamenteux de petites galaxies et amas d’étoiles voisins ayant été disloqués et étirés sous l’effet de l’attraction gravitationnelle de la Voie lactée.
Avec les missions d’envergure d’étude du halo galactique comme Gaia, l’analyse des flux stellaires s’est accentuée. Même avant Gaia, les astronomes recueillaient des données grâce à des missions d’observation terrestres, telles que le Sloan Digital Sky Survey et le Dark Energy Survey. « Il y a eu une explosion du nombre de flux stellaires qui s’est accélérée à mesure que davantage d’observations ont été effectuées », explique Kathryn Johnston, une physicienne galactique de l’Université Columbia. Au cours des deux dernières années, ce nombre a plus que doublé, passant à 60.
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Pour Vasily Belokurov, astronome à l’Université de Cambridge au Royaume-Uni, il s’agit bien plus que d’une simple collection d’objets cosmiques. « Avant, nous ne faisions que les observer » dit-il. « Maintenant, nous commençons à les exploiter comme outils ». Les flux stellaires sont particulièrement utiles pour ce que les astronomes appellent l’archéologie galactique, permettant de reconstituer l’évolution de la Voie lactée. Ils sont également utilisés comme des outils extrêmement sensibles pour mesurer la masse de la galaxie.
Estimer la masse de la Voie lactée grâce aux flux stellaires
Évoluant dans les limites du halo de la galaxie, les flux stellaires sont bien placés pour révéler la présence de matière noire. Les cosmologistes affirment que ces flux étant si fragiles, des collisions avec des masses de matière noire pourraient laisser des signatures caractéristiques, des indices potentiels de sa nature.
L’un des flux stellaires a particulièrement retenu l’attention des astrophysiciens : GD1, l’un des plus longs et minces flux stellaires de la galaxie. Ce dernier est étudié depuis sa découverte en 2006, mais les nouvelles images de Gaia apportent une précision sans précédent.
Selon le modèle standard de la cosmologie, peu après le Big Bang, il y a 13.8 milliards d’années, la matière noire s’est contractée sous sa propre gravité pour former une toile cosmique constituée d’amas et de filaments. La matière ordinaire s’est agrégée autour de cette toile et a formé les premières étoiles évoluant au sein des toutes premières petites galaxies. Par la suite, ces galaxies ont accrété la matière de leurs voisins pour croître.
Plusieurs centaines de petites galaxies et d’amas d’étoiles gravitent encore autour de la Voie lactée aujourd’hui, et les astronomes ont longtemps cherché la preuve qu’ils succombaient à la gravité de notre galaxie. Le premier indice est la présence de « queues de marée » — des croissances sur les côtés opposés des galaxies et des amas, analogues aux marées océaniques bulbeuses des côtés opposés de la Terre.
Sur Terre, la marée océanique présente sur le côté faisant face au Soleil est intuitive : la gravité y est plus forte. Mais la marée monte aussi du côté opposé, où la gravité est plus faible. Le même mécanisme gravitationnel façonne les satellites avec la Voie lactée.
Dans les années 1990, des modèles informatiques ont montré que ces queues n’étaient que le début. Sous l’influence de la Voie lactée, les étoiles se détachent des deux côtés d’un amas jusqu’à épuisement du flux. Les modèles ont montré que les flux pouvaient persister pendant des milliards d’années, via de multiples orbites galactiques, avant d’être anéantis. Par conséquent, de nombreuses accrétions récentes de la Voie lactée devraient encore être visibles.
Les astronomes ont d’abord observé des flux stellaires voiler les halos de galaxies géantes proches. Il est beaucoup plus difficile de détecter ces flux stellaires autour de notre galaxie, au regard de la position de la Terre dans le disque riche en étoiles de la Voie lactée. Pourtant, en 1994, les astronomes ont observé le premier flux local : le Sagittaire, nommé d’après la constellation dans laquelle il a été découvert.
C’était une galaxie naine désagrégée en train de se faire absorber, suspendue au fond de la Voie lactée. Initialement, les astronomes n’ont perçu que de rares indices du phénomène. Mais, en 2003, une mission d’observation dans les infrarouges a détecté les quelques rares étoiles géantes rouges du flux, indiquant que ce dernier enserrait la Voie lactée comme une griffe.
Cette découverte a permis de conforter le modèle hiérarchique de formation des galaxies. Toutefois, le Sagittaire était trop noyé dans l’océan stellaire galactique afin de l’utiliser pour déterminer la masse de la Voie lactée. Pour cela, les flux les plus minces et les plus lointains, issus d’amas globulaires, constituent de meilleurs candidats. Alors que les galaxies naines contiennent des millions d’étoiles, les amas globulaires en contiennent généralement moins de 100’000.
Le programme du Sloan Digital Sky Survey (SDSS), un catalogue de millions d’étoiles et de galaxies, contenait précisément les données nécessaires à l’identification de tels flux stellaires. En 2001, les astronomes ont découvert Palomar 5 (Pal5) : un long et mince flux évoluant au-dessus du centre galactique. Carl Grillmair, astronome au California Institute of Technology (Caltech) de Pasadena, a rapidement constaté que Pal5 s’étendait sur 24° dans le ciel.
Puis, ils trouvèrent un flux encore plus long. Grillmair était en train de perfectionner une technique permettant de distinguer les étoiles des flux éloignées des populations d’étoiles de premier plan. Il savait que les galaxies naines et les amas globulaires, à l’origine des flux, sont anciens et pauvres en métaux. Par conséquent, leurs étoiles ont tendance à être plus bleues que la moyenne. Il a donc examiné des portions du ciel de faible luminosité et filtrées par couleurs. De cette manière, il pouvait aisément détecter les étoiles les plus bleues.
En 2005, après la publication de nouvelles données par le SDSS, Grillmair a découvert un mince flux stellaire s’étendant sur 60°, soit un tiers de l’hémisphère. Ce dernier était situé à 26’000 années-lumière de la Terre, assez loin du centre galactique pour ne pas être affecté par ses effets perturbatifs gravitationnels.
Le flux Gossamer, appelé GD1 d’après Grillmair et son collaborateur du Caltech, Odysseas Dionatos, a été le premier d’une douzaine de flux découverts plus tard par Grillmair. Mais sa distance et sa fragilité apparente en ont fait un outil privilégié pour les astronomes tentant de déterminer la masse de la galaxie. Des déterminations brutes de la masse peuvent être extraites de l’observation d’étoiles ou de gaz dans le disque, tourbillonnant autour du centre galactique : plus ils gravitent rapidement, plus la masse qui les attire doit être grande.
« C’est ainsi que Johannes Kepler et Isaac Newton ont déterminé les forces de gravitation dans le système solaire », explique Jo Bovy, astrophysicien à l’Université de Toronto au Canada. Mais les étoiles dans le disque se déplacent rarement dans des cercles parfaits, ce qui biaise les mesures. En outre, cette méthode ne renseigne que sur la masse du disque, alors que la majorité de la masse galactique est censée provenir du halo de matière noire.
Les galaxies naines et les amas globulaires intacts se trouvent plus loin et sont sensibles à la masse du halo, mais leurs trajectoires orbitales sont inconnues. Les astronomes utilisent leurs mouvements moyens pour établir des estimations de masse, mais les résultats varient énormément, entre 700 milliards de fois la masse du soleil et plusieurs fois ce nombre. Les scientifiques ne savent pas encore si la masse de la Voie lactée est supérieure ou inférieure à celle d’Andromède.
En revanche, la forme d’un flux indique clairement le mouvement de chaque étoile. Pour mesurer la masse à partir de l’orbite du flux, il suffit aux astronomes de connaître la forme de ce dernier et la vitesse des étoiles le long de son trajet. Plus le flux est distant et long, meilleure est la mesure. En 2016, Bovy a utilisé Pal5 et GD1 pour calculer la masse totale de la Voie lactée : 800 milliards de masses solaires.
Des indices de la présence de matière noire galactique dans les flux stellaires ?
Les flux stellaires ont également permis à Bovy de définir… (suite à la page suivante)