Des indices de la présence de matière noire galactique dans les flux stellaires ?
Les flux stellaires ont également permis à Bovy de définir la forme de la partie interne du halo de matière noire. Une analyse antérieure basée sur le Sagittaire avait suggéré un palet de hockey, perpendiculaire au disque, mais le résultat de Bovy était plus conventionnel : une sphère légèrement aplatie.
À mesure que les astronomes commencent à découvrir des courants encore plus distants que GD1 et Pal5, ils devraient être en mesure de reconstituer la partie externe du halo, qui pourrait prendre des formes plus étranges, comme celle d’un « cornichon écrasé ».
D’autres flux pourraient permettre de cartographier la masse plus en détail. Le flux Tucana III, par exemple, découvert dans les données du Dark Energy Survey, semble être entré en contact avec le Grand Nuage de Magellan il y a plusieurs centaines de millions d’années. Denis Erkal (astrophysicien à l’université de Surrey) espère que l’empreinte laissée par cette rencontre sur Tucana III pourra être utilisée pour peser ce satellite.
De même, le flux Ophiuchus passe à proximité de la barre de la Voie lactée, une caractéristique linéaire du bulbe central de la galaxie. Les déformations dans le flux pourraient indiquer la masse de la barre et sa vitesse de rotation.
Gaia a été la première mission d’observation permettant de mesurer le mouvement propre des étoiles évoluant dans les flux. Ces mouvements étaient particulièrement efficaces pour sélectionner les étoiles de GD1, car le flux gravitait autour de la Voie lactée contre les étoiles tourbillonnantes du disque. En triant les étoiles avec des mouvements radicalement différents des autres, Price-Whelan a réduit le catalogue de 2 millions d’étoiles à environ 70’000, plus susceptibles de faire partie de GD1.
Bonaca a utilisé une autre technique pour préciser plus avant ces résultats. Elle a fait correspondre les étoiles GD1 avec son propre ensemble stellaire, qu’elle avait sélectionné à partir des données recueillies par Pan-STARRS, une mission terrestre basée à Hawaii. L’astrophysicienne a finalement établi une nouvelle cartographie, révélant 1300 étoiles dans GD1 et s’étendant sur 100° dans le ciel.
Mais cette carte stellaire a révélé un phénomène inattendu. Deux vides étaient présents dans le flux GD1. L’un correspondant à la localisation initiale de l’amas stellaire progéniteur, dont les étoiles sont maintenant aspirées par le flux. L’autre, cependant, était bien plus surprenant. En effet, il présentait les caractéristiques possibles de la signature d’une collision avec la matière noire. En outre, sur l’un des côtés, la présence d’une structure stellaire en éperon particulière correspondait aux caractéristiques simulées attendues dans le cas d’une collision avec la matière noire.
Dans leur papier publié en août, Bonaca et Price-Whelan suggèrent que GD1 a été victime d’un conflit galactique. Dans les modèles actuels de formation de galaxies, la matière noire forme non seulement un globe géant semi-sphérique — le halo — mais aussi des amas beaucoup plus petits de matière noire extra-denses, qui parcourent le halo le plus large.
Certains de ces « subhalos » pourraient être assez gros pour former les germes de galaxies naines, mais ceux pesant moins d’un milliard de masses solaires seraient trop petits pour attirer la matière ordinaire. Sans étoiles, ils seraient invisibles sans leurs effets de distorsion gravitationnelle sur les autres objets. Les flux stellaires, étant longs et sensibles, seraient particulièrement susceptibles de porter de telles cicatrices.
Les subhalos ne sont pas les seuls objets pouvant impacter les flux stellaires. Des nuages de gaz géants évoluant à proximité du disque pourraient également les traverser. Mais l’écart dans GD1 était révélateur, non seulement parce que l’orbite lointaine du flux le mettait probablement hors de portée des nuages de gaz, mais également en raison de la structure stellaire en éperon découverte sur l’un des côtés.
Lorsqu’un subhalo traverse un flux, les étoiles devant et derrière le site de la collision sont attirés gravitationnellement. Les étoiles qui le précèdent perdent une partie de leur moment cinétique et glissent vers une orbite plus basse autour de la Voie lactée, où, paradoxalement, elles prennent de la vitesse et dépassent d’autres étoiles. Les étoiles situées au bord voient leur moment cinétique augmenter et montent sur une orbite supérieure, où elles ralentissent et traînent derrière le flux. Le résultat est la présence d’une structure stellaire en forme d’éperon.
Pour Erkal, le vide et l’éperon stellaire suggèrent qu’un subhalo de matière noire serait entré en collision avec GD1. Toutefois, cet enthousiasme n’est pas partagé par tous ses pairs. En effet, selon Alex Drlica-Wagner, astronome au Fermi National Accelerator Laboratory, la présence d’un tel vide est réellement intéressante, mais ne constitue pas une preuve suffisante d’une telle collision.
En compilant des statistiques au travers de nombreux flux concernant le nombre et la taille des vides, les astronomes espèrent en apprendre davantage sur la nature même de la matière noire. Des particules chaudes et légères de matière noire se déplaceraient trop vite pour se regrouper en subhalos, laissant les flux libres de toute trace de matière noire. La présence d’espaces vides pourrait impliquer des particules de matière noire plus lourdes et plus froides, avec des espaces plus petits et plus nombreux pointant vers de plus grandes masses.
En outre, les détecteurs sur Terre pourraient être inefficaces. Les expériences au sol reposent toutes sur une hypothèse importante : la matière noire interagit avec la matière ordinaire d’une manière encore inconnue, autre que la gravité.
De nombreux détecteurs, par exemple, sont conçus pour capter un petit recul dû à la collision d’une particule de matière noire avec le noyau d’un atome lourd dans le détecteur. Mais cette approche est vaine si la matière noire n’interagit avec la matière ordinaire que par la force de gravité. Le moyen de contraindre les propriétés de la matière noire pourrait donc être de rechercher les vides dans les flux causés par les subhalos.
Le satellite Gaia recueillera des données pendant encore plusieurs années, cherchant des étoiles et des flux plus lointains. Et de nouveaux flux continuent d’être détectés dans les données déjà publiées. Une équipe dirigée par Rodrigo Ibata, astronome à l’observatoire de Strasbourg en France, qui a contribué à la découverte du Sagittaire, a déjà trouvé six nouveaux flux dans les données de Gaia. Les chercheurs œuvrent pour en identifier d’autres, en utilisant un algorithme identifiant automatiquement les flux.
L’arrivée au Chili du Grand télescope Synoptic Survey propulsera la recherche des flux stellaires lorsqu’il commencera à fonctionner en 2022. Avec son miroir géant de 8.4 mètres, il cataloguera environ 10 milliards d’étoiles, à la limite du halo. Les astronomes progressent également en planifiant des études spectroscopiques à haut rendement, ce qui permettrait d’affecter des étoiles à des flux en fonction de leur composition chimique.
De leur côté, Bonaca, Price-Whelan et Hogg passent à l’étape suivante sur GD1 : ils en effectuent la modélisation détaillée pour confirmer que le vide et l’éperon sont le résultat d’une collision de matière noire. Bonaca dit que les dernières simulations suggèrent une collision avec un subhalo faisant quelques millions de masses solaires et survenue il y a 500 millions d’années. Elle souhaite que le télescope spatial Hubble ait le temps de se concentrer sur le vide et l’éperon, où elle espère voir de nombreuses naines rouges pâles — des étoiles communes, exclues de sa méthode de filtrage actuelle, qui pourraient appartenir à GD1.