Des astronomes ont observé pour la première fois en temps réel la formation des jets de plasma d’un trou noir supermassif. L’intensité des rayonnements émanant du trou noir a soudainement changé (en seulement quelques mois), indiquant un changement brusque dans le comportement de la matière de son disque d’accrétion – un phénomène jusqu’ici considéré comme se déroulant sur des milliers, voire des millions d’années.
Les noyaux galactiques actifs (AGN) sont des galaxies abritant des trous noirs supermassifs en leur centre. Ces trous noirs accumulent lentement de la matière pendant des milliers d’années avant de cesser temporairement cette activité. Les astronomes estiment que la dynamique de la matière entourant et alimentant ces trous noirs est à l’origine des gigantesques jets de plasma qu’ils peuvent parfois projeter sur plusieurs milliers d’années-lumière depuis la galaxie hôte.
Récemment, des chercheurs ont identifié des AGN présentant une variabilité extrême de leur luminosité (AGN à apparence changeante). Ces variations se manifestent non seulement dans les longueurs d’onde visibles, mais également dans les spectres ultraviolets et X des trous noirs sources. Cependant, ces trous noirs étaient jusqu’à présent observés à deux moments différents, à plusieurs années ou décennies d’intervalle.
En 2018, une équipe internationale a repéré un AGN dont les caractéristiques ont brusquement changé – en seulement quelques mois. Baptisé 1ES 1927+654, il s’agit d’un AGN situé à environ 270 millions d’années-lumière de la Terre, abritant un trou noir supermassif actif d’environ 1,4 million de masses solaires. Ce dernier a soudainement augmenté de manière exponentielle la vitesse à laquelle il absorbe de la matière, ce qui a augmenté de 100 fois sa luminosité dans le spectre visible.
Alors qu’on pensait que de tels changements ne se produisaient que sur une échelle de temps de plusieurs milliers d’années, 1ES 1927+654 a à nouveau présenté des variations de luminosité en 2023. « Cette découverte remet en question les modèles existants de l’activité des AGN et met en évidence le rôle unique que jouent les AGN à apparence changeante dans la résolution des mystères du moteur central des galaxies actives en temps réel », explique dans un communiqué de l’Université du Maryland, Onic Shuvo, coauteur principal de la nouvelle étude, détaillée dans The Astrophysical Journal Letters.
Des jets s’étendant sur une demi-année-lumière
Afin de suivre en temps réel l’activité de 1ES 1927+654, les chercheurs ont utilisé plusieurs instruments et installations, tels que l’observatoire Neil Gehrels Swift de la NASA, le télescope Neutron star Interior Composition Explorer (NICER) de la Station spatiale internationale (ISS) et l’observatoire spatial XMM-Newton de l’Agence spatiale européenne (ESA). Alors que les télescopes sont habituellement réservés des mois ou des années à l’avance, l’équipe a sollicité en urgence l’utilisation de ces instruments en raison de la vitesse d’évolution de 1ES 1927+654.
Les images les plus détaillées ont été capturées à l’aide d’une technique appelée interférométrie à très longue base (VLBI). Elle consiste à observer simultanément la même source en utilisant un réseau de radiotélescopes répartis à travers plusieurs endroits de la planète, à plusieurs milliers de kilomètres de distance les uns des autres.
Les observations ont montré des niveaux extrêmement élevés de rayonnement X en 2018, suivis d’une accalmie en 2020. En 2023, une forte hausse d’activité a à nouveau été observée, l’intensité des ondes radio augmentant de 60 fois en seulement quelques mois – un comportement jusqu’ici jamais observé en temps réel.
Les données radio collectées en février, avril et mai 2024 révèlent la présence de jets de plasma ionisé. Cela a été confirmé par les images obtenues par VLBI, montrant clairement les jets projetés de chaque côté du trou noir et s’étendant sur une distance d’environ une demi-année-lumière. « C’est la première fois qu’un jet de trou noir est observé directement pendant sa formation », affirme dans un communiqué de la NASA Eileen Meyer, de l’Université du Maryland, auteure principale de l’étude.
Une naine blanche orbitant autour du trou noir ?
Contrairement aux jets habituellement produits par les trous noirs supermassifs des AGN, ceux de 1ES 1927+654 sont relativement petits. Selon les chercheurs, cela pourrait indiquer un événement de perturbation par effet de marée provoqué par un objet unique et qui s’est produit lors de la hausse d’activité de 2018. Lorsqu’un objet s’approche de près d’un trou noir, il peut provoquer une brève hausse de luminosité de quelques années.
Il aurait ensuite fallu plusieurs années supplémentaires au trou noir pour s’organiser et commencer à produire les jets. D’autre part, « nous pensons que l’écoulement a commencé plus tôt, lorsque les rayons X ont augmenté avant l’éruption radio, et le jet a été masqué à notre vue par du gaz chaud jusqu’à son éruption au début de l’année dernière », affirme Meyer.
Par ailleurs, les observations du XMM-Newton ont montré que le trou noir présentait des variations de rayonnement X extrêmement rapides entre juillet 2022 et mars 2024 (une fluctuation de 10% toutes les quelques minutes). Appelées oscillations quasi-périodiques millihertziennes, ces variations peuvent survenir lorsqu’un objet orbite autour du disque d’accrétion d’un trou noir. Chaque variation dans l’émission de rayonnement X correspond à un cycle orbital.
Si un objet massif est en orbite autour du trou noir, la période de ces fluctuations devrait diminuer à mesure qu’il se rapproche de l’horizon des événements. Pour 1ES 1927+654, cette période est passée de 18 à 7 minutes en seulement deux ans. Cependant, après ce laps de temps, la période de fluctuation s’est stabilisée.
Cela serait dû à la perte de matière de l’objet en orbite, celui-ci étant progressivement déchiqueté par l’attraction gravitationnelle du trou noir. Selon l’équipe, il s’agit très probablement d’une naine blanche. Toutefois, « il reste encore beaucoup de travail théorique à faire pour comprendre ce que nous avons observé, mais la bonne nouvelle est que nous disposons d’une quantité considérable de données », conclut Meyer.