Dans le domaine de la recherche sur les agents infectieux, les prions — notamment connus pour provoquer la maladie de Creutzfeldt-Jakob (MCJ) — font partie des agents pathogènes les plus dangereux et délicats à étudier et manipuler. Les prions sont des protéines mal repliées qui, en s’accumulant, finissent par infecter l’organisme hôte et entraîner des pathologies cérébrales dont l’issue est toujours le décès (il n’existe actuellement aucun vaccin ou traitement). Après le diagnostic récent de MCJ d’une ancienne employée de laboratoire en France, plusieurs institutions de recherche françaises ont annoncé l’arrêt des recherches sur les prions pour une durée de 3 mois, le temps de réétudier les mesures de sécurité actuelles et de proposer des moyens de les renforcer.
Cinq instituts de recherche publics en France ont imposé un moratoire de 3 mois sur l’étude des prions — une classe de protéines infectieuses mal repliées qui provoquent des maladies cérébrales mortelles — après qu’une employée de laboratoire à la retraite qui a manipulé des prions dans le passé a été diagnostiquée avec la maladie de Creutzfeldt-Jakob, la maladie à prions la plus courante chez l’Homme. Une enquête est en cours pour savoir si la patiente, qui travaillait dans un laboratoire géré par l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), a contracté la maladie sur son lieu de travail.
Si tel était le cas, il s’agirait du deuxième cas de ce genre en France depuis quelques années. En juin 2019, une employée du laboratoire de l’INRAE nommée Émilie Jaumain est décédée à l’âge de 33 ans, 10 ans après s’être piqué le pouce lors d’une expérience avec des souris infectées par des prions. Sa famille poursuit désormais l’INRAE pour homicide involontaire et mise en danger ; sa maladie avait déjà conduit à des mesures de sécurité renforcées dans les laboratoires français de prions. L’objectif du moratoire, qui concerne neuf laboratoires, est « d’étudier la possibilité d’un lien avec l’ancienne activité professionnelle du nouveau patient et d’adapter le cas échéant les mesures de prévention en vigueur dans les laboratoires de recherche ».
« La survenue de ces maladies sévères chez deux de nos collègues scientifiques affecte clairement l’ensemble de la communauté des prions, qui est une petite communauté ‘familiale’ de moins de 1000 personnes dans le monde », déclare Emmanuel Comoy, directeur adjoint de l’Unité des maladies à prions et maladies apparentées du CEA. Si la recherche sur les prions dispose déjà de protocoles de sécurité stricts, « elle renforce nécessairement la prise de conscience du risque lié à ces agents infectieux », précise-t-il.
MCJ : un risque de contamination négligeable en dehors du laboratoire
Dans le cas de Jaumain, il ne fait aucun doute qu’elle a été infectée au travail, selon un article publié dans la revue New England Journal of Medicine (NEJM) en 2020. Elle avait une variante de la MCJ (vMCJ), une forme généralement causée par la consommation de bœuf contaminé par l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) ou maladie de la vache folle. Mais l’épidémie d’ESB en Europe a pris fin après 2000 et la vMCJ a pratiquement disparu ; la probabilité qu’une personne de l’âge de Jaumain en France contracte la vMCJ d’origine alimentaire est « négligeable ou inexistante », selon le journal.
Un scientifique ayant des informations en interne a déclaré que la nouvelle patiente, une femme qui travaillait au sein du groupe Interactions hôte-pathogène et immunité de l’INRAE à Toulouse, est toujours en vie. Les autorités françaises ont apparemment été alertées de son diagnostic à la fin de la semaine dernière. Le communiqué de presse suggère qu’il n’est pas encore clair si le nouveau cas est la vMCJ ou la MCJ « classique », qui n’est pas connue pour être causée par des prions d’animaux.
La MCJ classique frappe environ une personne par million. Environ 80% des cas sont sporadiques, ce qui signifie qu’ils n’ont pas de cause connue, mais d’autres sont génétiques ou contractés à partir de tissus humains infectés lors de transplantations. Les deux types de MCJ ne peuvent être distingués que par un examen post mortem du tissu cérébral.
Période d’incubation et incertitude du diagnostic
Les infections en laboratoire sont connues pour se produire avec de nombreux agents pathogènes, mais l’exposition aux prions causant la MCJ est inhabituellement risquée, car il n’existe aucun vaccin ni traitement et la maladie est universellement mortelle. Et alors que la plupart des infections se révèlent en quelques jours ou semaines, la période d’incubation moyenne de la MCJ est d’environ 10 ans.
Pour Jaumain, qui travaillait à l’unité de virologie et d’immunologie moléculaires de l’INRAE à Jouy-en-Josas, dans la région parisienne, cette longue période d’incertitude a commencé le 31 mai 2010, lorsqu’elle s’est piqué le pouce gauche avec une pince incurvée lors du nettoyage d’un cryostat, une machine qui peut couper des tissus à très basse température — qu’elle a utilisé pour trancher des sections de cerveau de souris transgéniques infectées par une forme d’ESB adaptée aux moutons. Elle a percé deux couches de gants en latex et a fait couler du sang. « Émilie a commencé à s’inquiéter de l’accident dès qu’il s’est produit et en a parlé à tous les médecins qu’elle a vus », raconte son ex-compagnon, Armel Houel.
En novembre 2017, Jaumain a développé une douleur brûlante à l’épaule et au cou droits qui s’est aggravée et s’est propagée à la moitié droite de son corps au cours des 6 mois suivants. En janvier 2019, elle est devenue déprimée et anxieuse, souffrant de troubles de la mémoire et d’hallucinations. Elle a reçu un diagnostic de « vMCJ probable » à la mi-mars de la même année et est décédée 3 mois plus tard. Une autopsie a confirmé le diagnostic.
L’INRAE n’a admis que récemment le lien probable entre la maladie de Jaumain et l’accident. « Nous reconnaissons, sans ambiguïté, l’hypothèse d’une corrélation entre l’accident d’Emilie Jaumain-Houel… et son infection par la vMCJ », a écrit le président-directeur général de l’INRAE Philippe Mauguin dans une lettre du 24 juin à une association créée par des amis et collègues pour faire connaître le cas de Jaumain et faire pression pour des améliorations de la sécurité en laboratoire.
Des lacunes de formation et de sécurité
La famille de Jaumain a déposé à la fois des poursuites pénales et une action administrative contre l’INRAE, alléguant une série de problèmes au laboratoire de Jaumain. Elle n’avait pas été formée à la manipulation des prions dangereux ou à la réponse aux accidents et ne portait pas à la fois des mailles métalliques et des gants chirurgicaux, comme elle était censée le faire, précise Julien Bensimhon, l’avocat de la famille. Le pouce aurait dû être immédiatement trempé dans une solution d’eau de Javel, ce qui ne s’est pas produit.
Le rapport des inspecteurs du gouvernement conclut que l’accident de Jaumain n’est cependant pas unique. Il y a eu au moins 17 accidents parmi la centaine de scientifiques et techniciens travaillant en France avec les prions au cours de la décennie précédente, dont cinq se sont piqués ou se sont coupés avec des seringues ou des lames contaminées. Un autre technicien du même laboratoire a eu un accident de piqûre au doigt avec des prions en 2005, mais n’a pas développé de symptômes de vMCJ jusqu’à présent.
En Italie également, la dernière personne à mourir de la vMCJ, en 2016, était un employé de laboratoire exposé à des tissus cérébraux infectés par des prions, bien qu’une enquête n’ait trouvé aucune preuve d’un accident de laboratoire. Ce patient et le laboratoire dans lequel ils travaillaient n’ont pas été identifiés.
Recherche sur les prions : un danger universellement reconnu
Après le diagnostic de Jaumain, « nous avons contacté tous les laboratoires de recherche sur les prions en France pour leur proposer de vérifier leurs procédures de sécurité et de rappeler au personnel l’importance de les respecter », explique Stéphane Haïk, neuroscientifique à l’Institut du cerveau de Paris à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, qui a aidé diagnostiquer Jaumain.
De nombreux laboratoires ont resserré les procédures, selon le rapport des inspecteurs du gouvernement, par exemple en introduisant des ciseaux et scalpels en plastique, jetables et moins tranchants, et des gants résistants aux piqûres et aux coupures. Une équipe d’experts des cinq agences de recherche doit soumettre au gouvernement français à la fin de cette année des propositions de guide de bonnes pratiques dans la recherche sur les prions.
La communauté scientifique reconnaît depuis longtemps que la manipulation des prions est dangereuse et constitue un risque professionnel pour les neuropathologistes, explique le neuropathologiste Adriano Aguzzi de l’Université de Zürich. Aguzzi a refusé de commenter les cas français de MCJ, mais a déclaré que son laboratoire ne manipule jamais de prions humains ou bovins à des fins de recherche, uniquement à des fins de diagnostic. « Nous menons des recherches uniquement sur les prions de mouton adaptés à la souris, qui n’ont jamais été montrés infectieux pour l’Homme ».
Dans un article de 2011, son équipe a signalé que les prions peuvent se propager par les aérosols, au moins chez les souris, ce qui pourrait justifier de repenser les directives de biosécurité des prions dans les laboratoires de recherche et de diagnostic. Aguzzi indique qu’il a été profondément choqué par la découverte et a introduit des mesures de sécurité pour empêcher la propagation des aérosols dans son propre laboratoire, mais le document a attiré peu d’attention ailleurs.
Le moratoire entraînera inexorablement des retards dans la recherche, mais étant donné les très longues périodes d’incubation des maladies à prions, l’impact d’une interruption de 3 mois sera limité, explique Comoy. Son équipe de recherche au CEA travaille également sur d’autres maladies neurodégénératives, dont la maladie d’Alzheimer et la maladie de Parkinson, et y consacrera une partie de ses efforts.