Près de 62 000 manchots du Cap résidant dans les deux plus importants sites reproducteurs au monde, en Afrique du Sud, seraient morts de faim en seulement huit ans suite à une grave pénurie de sardine. Cette pénurie serait à la fois due aux changements environnementaux liés au réchauffement climatique et à la surpêche de ce poisson, qui est leur principale proie. Ces oiseaux marins pourraient totalement disparaître d’ici 10 ans si ces conditions persistent et si des mesures de conservation sérieuses ne sont pas prises.
Les manchots du Cap (Spheniscus demersus) muent chaque année pour remplacer leurs plumes usées par de nouvelles afin de maintenir leur isolation et leur imperméabilité. Pour ce faire, ils doivent rester à terre pendant toute la durée de la mue et sont donc, entre-temps, incapables d’aller chasser en mer. Cette période de mue dure environ 21 jours et, pour se préparer au jeûne prolongé, les oiseaux doivent s’engraisser.
« Ils ont évolué pour accumuler des graisses, puis jeûner pendant que leur corps métabolise ces réserves, ainsi que les protéines de leurs muscles, pour leur permettre de traverser la mue », explique Richard Sherley, biologiste de la conservation du Centre pour l’écologie et la conservation à l’Université d’Exeter, en Angleterre.
Une fois la mue achevée et le jeûne terminé, ils doivent rapidement être capables de retrouver leur condition physique. Cependant, si les proies sont trop difficiles à trouver avant ou immédiatement après cette période, leurs réserves de graisses peuvent ne pas suffire pour qu’ils y survivent.
On assiste au cours des dernières décennies à une véritable hécatombe des populations de manchots du Cap en Afrique du Sud, où nichent les plus importantes colonies. Le nombre de couples reproducteurs est passé de 56 000 en 2001 à 21 000 en 2009, soit une baisse de 35 000 en seulement huit ans. Cette mortalité coïncide avec une importante hausse de la pêche à la sardine (Sardinops sagax), leur principale proie, à partir des années 2000.
La perte est telle que les manchots du Cap sont, depuis 2024, classés comme en danger critique d’extinction, avec moins de 10 000 couples reproducteurs à l’état sauvage. Cependant, les données ne permettaient pas jusqu’ici d’attribuer directement la pénurie de sardines à leur mortalité. Dans le cadre d’une récente étude publiée dans la revue Ostrich: Journal of African Ornithology, Sherley et ses collègues ont mené une enquête approfondie sur la manière dont la disponibilité en nourriture affecte les manchots du Cap.
Une baisse de 95% des adultes reproducteurs
Pour effectuer l’enquête, l’équipe de Sherley a analysé le nombre de couples reproducteurs et de manchots adultes qui muent sur les îles de Dassen et de Robben, au large du Cap en Afrique du Sud, entre 1995 et 2015. Les deux îles abritent les plus importantes colonies de reproduction, avec 25 000 couples à Dassen et 9 000 couples à Robben au début des années 2000. Leur importance écologique en fait des sites de programmes internationaux de suivi à long terme.

Les taux de survie des manchots adultes ont été estimés sur l’analyse du nombre de captures, de marquages et de recaptures entre 2004 et 2011. Les taux de survie et la proportion de reproducteurs qui ne sont pas retournés à leurs colonies pour muer ont été comparés à l’indice de disponibilité des proies pour la région.
Parallèlement, la biomasse de sardine a, depuis 2004, chuté à moins de 25 % de son abondance maximale dans les zones maritimes de l’Afrique de l’ouest et du sud. Selon Sherley, les variations de températures et de salinité (probablement liées au réchauffement climatique) dans les zones de reproduction de la sardine dans ces régions auraient réduit leur abondance.
Cependant, la majeure partie des activités de pêche est restée concentrée à l’ouest du Cap Agulhas (le point le plus au sud de l’Afrique), en raison de la structure historique de l’industrie. Cela a entraîné un taux élevé de surexploitation dans l’ensemble de la région du début au milieu des années 2000.
Les résultats de l’équipe ont révélé que la survie des manchots adultes à la saison de mue est fortement associée à la disponibilité de leurs proies. « Les taux élevés d’exploitation des sardines — qui ont brièvement atteint 80 % en 2006 — à une période où les populations de sardines étaient en déclin en raison des changements environnementaux ont probablement aggravé la mortalité des manchots », explique Sherley.
La forte baisse de l’abondance des sardines semble avoir provoqué une grave pénurie alimentaire chez les manchots du Cap. Les chercheurs estiment que près de 95 % des adultes qui se reproduisaient en 2004 sont morts au cours des huit années suivantes, soit une perte d’environ 62 000 individus pour les deux sites combinés.
Comme ils n’ont pas trouvé de grands bancs de carcasses sur les plages, les experts estiment que les oiseaux sont probablement morts de faim en mer en tentant en vain de trouver de quoi se nourrir. En outre, les pertes ne se limitent pas uniquement à Dassen et Robben et l’espèce a subi une diminution de 80 % de sa population globale au cours des 30 dernières années.



Des mesures de conservation encore insuffisantes
Ces résultats montrent que le redressement de la population de manchots du Cap sera difficile car cela dépendra étroitement de l’augmentation de celle des sardines. Or, cette dernière dépendra à son tour de l’amélioration des conditions environnementales et de la réduction de la surpêche. « Les approches de gestion des pêches qui réduisent l’exploitation de la sardine lorsque sa biomasse est inférieure à 25 % de son maximum et permettent à un plus grand nombre d’adultes de survivre pour se reproduire, ainsi que celles qui réduisent la mortalité des recrues [sardines juvéniles], pourraient également aider, même si cela fait débat », explique Sherley.
Néanmoins, des mesures directes telles que la construction de nids artificiels, la gestion des prédateurs, l’élevage manuel des adultes et des poussins, ont récemment été initiées. La pêche commerciale à la senne coulissante a aussi récemment été interdite autour des six plus grandes colonies de reproduction d’Afrique du Sud.
Les chercheurs espèrent que cette mesure puisse permettre aux manchots d’accéder plus facilement à leurs proies lors des phases critiques de leur cycle de vie, notamment pendant l’élevage des poussins et avant et après la mue. L’équipe prévoit de poursuivre ses recherches en continuant à suivre le succès de reproduction des colonies des manchots, l’état des poussins, leur comportement alimentaire et leur survie globale.


