Depuis son introduction en 1970 par les astronomes Vera Rubin et Kent Ford, la matière noire est devenue un enjeu essentiel de la cosmologie moderne et un domaine de recherche extrêmement actif en astrophysique.
Ces dernières années, les observations se sont multipliées dans le but de détecter cette matière représentant 27% de la densité d’énergie totale et 85% de la masse totale de l’univers.
Si les physiciens ont avancé plusieurs hypothèses concernant les potentiels candidats constituant la matière noire, parmi lesquels les neutrinos stériles ou encore les WIMPs, ils ont également proposé des hypothèses concernant de potentiels médiateurs entre les « particules de matière noire ». En effet, les chercheurs partent du principe que si les particules de matière baryonique (matière ordinaire) interagissent entre elles via des particules médiatrices, les bosons, alors la matière noire doit aussi posséder ses propres « bosons noirs ».
Le photon noir et « l’électromagnétisme noir »
Introduite en 2008 par les physiciens Lotty Ackerman, Matthew R. Buckley, Sean M. Carroll, et Marc Kamionkowski (1), l’idée du photon noir repose sur l’analogie avec le photon du Modèle Standard. En effet, les différentes particules composant la matière ordinaire communiquent entre elles au moyen de l’interaction électromagnétique, celle-ci étant transportée par les photons.
Dès lors, l’hypothèse selon laquelle les particules de matière noire pourraient également interagir entre elles via des bosons a été proposée. Les physiciens ont ainsi postulé l’existence de photons noirs, présents dans le Secteur Caché (partie des champs quantiques et particules inconnues du Modèle Standard) et responsables des interactions entre les particules de matière noire au moyen d’une force dérivée de l’électromagnétisme ordinaire, et baptisée « électromagnétisme noir ».
De la même manière que dans le Modèle Standard, l’électromagnétisme noir est un champ quantique de jauge reposant sur le groupe de jauge U(1) (groupe mathématique intégrant la symétrie de jauge et permettant de construire l’interaction électromagnétique). Cette nouvelle force est portée par le photon noir, noté « A’ », boson de spin 1 interagissant directement avec la matière noire et indirectement avec les particules du Modèle Standard.
Contrairement au photon classique, le photon noir est un boson extrêmement instable en raison de sa masse non-nulle. Cette instabilité conduit à sa désintégration rapide soit en particules de matière noire indétectables soit en paire d’électron-positron.
BaBAR sur la piste des photons noirs
Le modèle théorique du photon prédit l’existence d’un couplage entre photons noirs et photons ordinaires lors de certains événements énergétiques. Plus précisément, lors de collisions entre particules, particulièrement dans les collisions électron-positron, un photon noir est émis simultanément avec un photon : e+e–→ γA’, avec « γ » le photon et « A’ » le photon noir.
Tandis que le photon serait détectable, le photon noir, lui, se désintégrerait quasiment instantanément en particules de matière noire. Dans ce cas, le photon détecté transporte une énergie inférieure à l’énergie totale de la collision, l’autre partie étant emportée par le photon noir. Ainsi, les physiciens peuvent traquer ces « manques énergétiques » dans le spectre de collision qui signeraient potentiellement l’émission d’un photon noir. Comme le résume Yury Kolomensky (Université de Berkeley), « la signature d’un photon noir au sein du détecteur serait extrêmement simple : un unique photon sans aucune autre particule ».
Dans une publication parue dans le journal Physical Review Letters le 28 septembre 2017 (3), les 240 physiciens de la collaboration BaBAR – expérience menée au Stanford Linear Accelerator Center (SLAC) dédiée à la physique des mésons B grâce aux collisions électrons-positrons de l’anneau PEP-II – exposent le compte-rendu portant sur l’analyse de 10% des données recueillies par BaBAR entre 2006 et 2008, concernant l’émission de photons uniques et isolés.
En étudiant les données provenant des collisions électrons-positrons, les chercheurs n’ont décelé aucun événement combinant l’émission d’un photon unique et une énergie manquante dans le spectre de collision associé, et donc aucune preuve de l’existence de photons noirs dans les seuils d’énergie étudiés.
Cependant, ces données ont permis aux physiciens de poser une limite supérieure à la masse des photons noirs, notée « mA’ », qui se retrouve ainsi comprise dans l’intervalle suivant : 0 < m A’ ≤ 8 GeV. En outre, des contraintes ont également pu être déterminées concernant la force de couplage, notée « ε », entre les photons noirs et les photons, en fonction des différents seuils de masse accessibles aux photons noirs.
De tels résultats ne permettent pas de rejeter définitivement l’existence des photons noirs, mais contraignent fortement les conditions dans lesquelles ils sont susceptibles d’apparaître. Comme le précise Michael Roney (porte-parole BaBAR), « cela n’écarte pas l’existence des photons noirs, mais les résultats de BaBAR posent des limites sur les endroits où ils peuvent se cacher ».
En revanche, les résultats de BaBAR écartent définitivement l’hypothèse des photons noirs comme explication à l’anomalie du moment magnétique des muons, encore appelée anomalie (g −2)μ. Selon l’équation de Dirac, le moment magnétique « g » du muon devrait être précisément égal à -2. Or, des mesures effectuées au Brookhaven National Laboratory en 2006 (4) et confirmées en juillet 2017 (5), donnent une valeur expérimentale de « g » différente de -2.
L’interaction entre les photons noirs et les muons avait été avancée pour expliquer cette anomalie. En posant des contraintes sur la masse et la force de couplage des photons noirs, les physiciens de la collaboration BaBAR ont ainsi pu rejeter cette hypothèse. À ce titre, Kolomensky explique que « les derniers résultats de BaBAR rejettent la théorie des photons noirs comme explication à l’anomalie g-2, clôturant effectivement cette hypothèse, mais cela signifie que quelque chose d’autre est donc responsable de cette anomalie ».
Bertrand Echenard (Caltech) rappelle que « BaBAR a mené une importante campagne de recherche concernant les particules du secteur caché, et que ces résultats permettront de contraindre plus précisément leurs conditions d’existence ». Bien que chercher des traces des photons noirs n’était pas l’objectif initial de BaBAR, Roney explique que « trouver une explication à la matière noire est un des défis les plus importants pour la physique moderne, et chercher les photons noirs était un moyen logique pour BaBAR d’y contribuer ».