Si le cerveau a toujours suscité l’intérêt des scientifiques, cet intérêt a été considérablement renforcé par la vie actuelle. En effet, l’augmentation de la prévalence des maladies neurodégénératives, quelle qu’en soit la cause, est inéluctable du fait du vieillissement de la population et de facteurs environnementaux défavorables. Ces maladies ont un impact important sur la qualité de vie des personnes atteintes, ainsi que sur celle de leurs proches. De plus, la multiplication des évènements traumatisants ces dernières années (terrorisme, COVID-19) peut favoriser l’apparition du syndrome de stress post-traumatique, lié aux souvenirs choquants. Ces pathologies éprouvent nos connaissances sur le système cérébral. Comprendre les bases neurales de la mémoire et les causes de ses dysfonctionnements est l’un des grands défis actuels en neurosciences. Les recherches dans ce domaine ont connu un essor considérable, mais visualiser et cartographier les synapses était jusqu’à il y a peu impossible. Dernièrement, des scientifiques ont réussi à imager en temps réel la formation de souvenirs à l’intérieur du cerveau de poissons vivants. Et les résultats remettent en cause notre conception de la mémoire.
Actuellement, il est largement admis que les souvenirs se forment à la suite de modifications des connexions, ou synapses, entre les neurones. C’est Santiago Ramón y Cajal (1852-1934), médecin et neuroscientifique espagnol, qui décrivit le premier, en 1888, cette organisation cérébrale que l’on nomme « théorie du neurone ». Cette dernière désigne la notion, devenue fondamentale, que les neurones sont les unités structurelles et fonctionnelles de base du système nerveux, constituées d’un corps cellulaire, d’un axone et de dendrites. S. Ramon y Cajal, a reçu le prix Nobel de médecine en 1906 pour sa découverte, et est considéré comme l’un des pères fondateurs des neurosciences modernes.
Néanmoins, nous avons longtemps cru que le cerveau adulte ne pouvait fabriquer de nouveaux neurones, comme le soulignait en 1914 S. Ramón y Cajal : « Les voies nerveuses sont quelque chose de fixe, de fini et d’immuable ; tout peut mourir, rien ne peut renaître ». Ceci paraissait logique aux vues de l’organisation bien établie d’un cerveau adulte. C’est Joseph Altman, de l’institut de technologie du Massachusetts (MIT), qui publia dans les années 1960 les premières études démontrant la création de nouveaux neurones dans les cerveaux adultes de cochons d’Inde. Ignoré dans un premier temps, c’est à partir des années 1990 qu’il fut pris au sérieux, et que d’autres preuves affluèrent. La conception de la plasticité neuronale était née.
Depuis lors, les neuroscientifiques ont tenté de comprendre les changements physiques associés à la formation de la mémoire. Mais ils ne peuvent pas imager l’ensemble du cerveau à une résolution suffisamment élevée pour voir les synapses, ces derniers ne faisant qu’un centième du diamètre d’un cheveu humain. L’IRM, l’EEG et même les électrodes implantées, ne peuvent offrir que des données brutes sur le fonctionnement du cerveau.
Une nouvelle technique de visualisation
Scott Fraser, Don Arnold et Carl Kesselman, une équipe multidisciplinaire de chercheurs distingués de l’USC, visent à changer cela. Ils ont reçu en 2015 une subvention de recherche de 9,7 millions de dollars des National Institutes of Health pour effectuer la première étude directe de synapses vivantes dans un cerveau intact. Dans ce but, ils ont choisi le poisson-zèbre : son cerveau étant transparent, il est plus facile à visualiser. Cela leur a permis d’analyser les changements synaptiques au fur et à mesure qu’un souvenir est créé. Cette espèce est également suffisamment grande pour montrer les mêmes complexités, mécanismes et maladies que le cerveau humain, y compris la maladie mentale, ce qui rend les résultats pertinents pour les neuroscientifiques et autres chercheurs en santé.
Dans un premier temps, Arnold, neuroscientifique à l’USC Dornsife et professeur de sciences biologiques et de génie biomédical, a mis au point de nouvelles méthodes pour modifier l’ADN du poisson afin que la force et l’emplacement d’une synapse soient marqués d’une protéine fluorescente qui brille lorsqu’elle est balayée par un laser. Il déclare : « Nos sondes peuvent étiqueter les synapses dans un cerveau vivant sans altérer leur structure ou leur fonction, ce qui n’était pas possible avec les outils précédents ».
Dans un second temps, Fraser, professeur principal de sciences biologiques et de génie biomédical à l’USC Michelson, a construit un puissant microscope à feuille de lumière, optimisé pour imager les synapses que l’équipe d’Arnold a étiquetées.
La microscopie à feuille de lumière est basée sur un principe simple : la lumière qui éclaire l’objet biologique observé n’est plus un faisceau laser cylindrique, mais possède la forme d’une feuille de quelques micromètres d’épaisseur. Cette feuille de lumière est positionnée perpendiculairement à l’objectif, qui détecte la fluorescence émise par l’objet. Ainsi, comme sur une trancheuse virtuelle, le déplacement de l’objet dans cette feuille de lumière permet de réaliser des coupes optiques à toutes les profondeurs de l’échantillon. En fusionnant les images, un rendu tridimensionnel est obtenu, permettant ainsi d’observer l’objet dans sa globalité. Fraiser souligne : « Nous utilisons une variété de lasers différents. Nous pouvons utiliser une couleur pour voir la forme du neurone et une autre pour voir l’activité neuronale dans les cellules ».
Dans un troisième temps, Kesselman, directeur de la division informatique de l’Institut des sciences de l’information de l’USC, a conçu des algorithmes qui permettront d’identifier, trier et stocker les données obtenues.
Avec ce microscope innovant, ils ont pu observer les changements chez les animaux vivants et obtenir des images avant et après les changements sur le même spécimen. Auparavant, parce que les expériences étaient menées sur des spécimens décédés, ils ne pouvaient comparer que deux cerveaux différents, l’un conditionné, l’autre non. Comme le souligne de façon cocasse Fraiser, dans un communiqué : « C’est de l’imagerie ninja, nous nous faufilons sans être remarqués ».
Des résultats surprenants
Après six ans de travail, les chercheurs ont enfin réalisé les premiers « instantanés de mémoire » chez un animal vivant. Les résultats ont été publiés dans la revue PNAS.
Pour mesurer les changements synaptiques lorsqu’un poisson-zèbre fabrique un souvenir, les scientifiques ont exploité certains des outils classiques utilisés par les psychologues pour mesurer l’apprentissage et la mémoire, que l’on appelle conditionnement classique.
Concrètement, l’équipe a entraîné des poissons durant 12 jours à associer une lumière qui s’allume au fait d’être chauffés sur la tête avec un laser infrarouge. Les poissons cherchaient alors à s’éloigner de cette situation d’inconfort. Les poissons qui apprenaient à associer la lumière au laser imminent agitaient leur queue, indiquant qu’ils avaient appris.
En imageant les synapses d’un poisson avant, pendant et après l’expérience d’apprentissage, l’équipe a pu observer et capturer des changements significatifs dans le cerveau de ce dernier. De la même manière, les chercheurs ont tracé les modifications synaptiques causées par la perte d’un souvenir — en faisant clignoter la lumière plusieurs fois mais sans la faire suivre d’un choc —, de sorte que le poisson ne se souvienne plus du lien entre la lumière et l’inconfort.
La principale conclusion lors de l’analyse de ces images est que, contrairement au dogme établi, la mémoire ne modifierait pas la force des synapses existantes. Kesselman explique : « Au cours des 40 dernières années, ce qui était communément admis est que nous apprenons en modifiant la force des synapses, mais ce n’est pas ce que nous avons trouvé dans ce cas ».
La mémoire fonctionnerait sur le principe de « push-pull ». En d’autres termes, lors de la création d’un souvenir, les synapses d’une partie du cerveau sont détruites et des synapses complètement nouvelles sont créées dans une autre région du cerveau.
Des données accessibles à tous
Un point important de cette étude est la volonté des chercheurs de rendre toutes les données de l’expérience aussi transparentes et reproductibles que possible. Chaque élément de données associé à l’article est consultable et accessible à tout scientifique sur le site Mapping the Dynamic Synaptome. Cela a été rendu possible grâce à Kesselman, qui déclare « avoir créé un système complet conçu pour le partage et l’analyse des données. Il a été utile lors de nos expériences, car les équipes pouvaient accéder aux données à tout moment, et il guidera ceux qui veulent utiliser notre travail à l’avenir ».
Des résultats prometteurs pour des innovations médicales
Les résultats suggèrent donc que les changements dans le nombre de synapses codent les souvenirs et peuvent aider à expliquer pourquoi les souvenirs associatifs négatifs, tels que ceux associés au stress post-traumatique, sont si robustes. Arnold précise : « Nous n’avons vu que de petits changements aléatoires dans la force synaptique des synapses existantes. Cela peut être dû au fait que cette étude s’est concentrée sur les souvenirs associatifs ». En effet, ce type de souvenir est beaucoup plus robuste que les autres souvenirs. Il se forme au niveau de l’amygdale, le centre de régulation de la peur, alors que les autres souvenirs sont stockés dans l’hippocampe. Cependant, ce type de mémoire associatif, bien que courant, n’est pas bien compris, en partie parce qu’il se produit dans une zone relativement inaccessible du cerveau.
C’est pourquoi les auteurs posent l’hypothèse que le cerveau pourrait enregistrer certains types de souvenirs sous une forme volatile et facilement effaçable, alors que les souvenirs liés à la peur, à l’émotion, seraient stockés de manière plus robuste. Cela pourrait aider à expliquer pourquoi des années plus tard, certaines personnes peuvent se souvenir de quelque chose comme si elles le revivaient.
Les prochains objectifs sont, d’une part de tenter de provoquer l’élimination rapide et précise des synapses sans endommager les neurones chez le poisson-zèbre ou la souris, pour voir si cela altère les souvenirs associatifs. Et d’autre part, les chercheurs tenteront d’examiner comment les poissons-zèbres et d’autres animaux forment des souvenirs, moins chargés émotionnellement ou moins traumatisants. Si les résultats sont positifs, ils sous-tendront alors la possibilité d’effacer physiquement les souvenirs associatifs liés au stress post-traumatique. Évidemment, il y a de sérieux obstacles éthiques et techniques qui devront être résolus, bien avant de concevoir une telle méthode chez l’Homme.
Une petite nuance est toutefois apportée par Cliff Abraham, professeur de psychologie à l’Université d’Otago en Nouvelle-Zélande. En effet, comme chez l’être humain, le cerveau de ces poissons connait une certaine dégénérescence avec l’âge. Les résultats obtenus chez des poissons jeunes pourraient ne pas être identiques chez des poissons adultes avec un cerveau totalement développé.
Quoi qu’il en soit, cette prouesse technologique apporte une nouvelle perspective pour l’étude des maladies neurodégénératives tels qu’Alzheimer et la compréhension des souvenirs déclenchant les troubles de stress post-traumatique.