Georges Lemaître (1894-1966) était un prêtre catholique belge, astronome et physicien théoricien, qui a pour la première fois suggéré que la récession des galaxies était due à l’expansion de l’Univers. Il a également proposé « l’hypothèse de l’atome primitif », qui constitue les fondements de la théorie du Big Bang, pour expliquer l’origine de l’Univers. Le 14 février 1964, Lemaître a été interviewé par la télévision belge, mais les images de cet entretien demeuraient jusqu’à présent introuvables.
Il s’agit du seul entretien filmé connu du physicien. Interrogé par le journaliste Jérôme Verhaeghe, Lemaître y parlait de la naissance et de l’expansion de l’Univers. Un bref extrait de l’interview existe depuis des décennies, mais la vidéo complète de cet entretien, d’une durée de 20 minutes environ, était considérée comme disparue depuis la perte de la bobine, survenue peu de temps après sa diffusion sur Vlaamse Radio- en Televisieomroeporganisatie (VRT), le 14 février 1964.
Il se trouve que la bobine du film n’était non pas perdue, mais mal archivée. « La fiche du film s’est avérée être mal classée et le nom de Lemaître avait été mal orthographié. Par conséquent, l’interview est restée introuvable pendant des années », explique Kathleen Bertrem, des archives de la VRT, dans un communiqué. L’enregistrement a été retrouvé par hasard, lors d’une opération de numérisation. La personne chargée de cette tâche a immédiatement reconnu le physicien et réalisé qu’elle était en présence de précieuses images.
La théorie de l’atome primitif
Dans la vidéo (ci-dessous), l’interview est en français, sous-titré en flamand. Une traduction en anglais de la totalité de l’entretien — réalisée par des physiciens du Berkeley Lab et de l’Observatoire du Vatican — ainsi que sa retranscription en français, est également disponible sur le serveur de pré-impression arXiv.
Professeur de physique à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, Lemaître était « un physicien clé » du 20e siècle, écrivent les auteurs de l’article. Il a en effet été le premier à suggérer que le mouvement de fuite des galaxies les unes par rapport aux autres était le signe que l’Univers était en expansion. En 1927, il publie un article dans les Annales de la Société scientifique de Bruxelles pour présenter sa théorie. Grâce aux mesures de distance réalisées par Edwin Hubble, il est le premier à établir le rapport constant entre distance et vitesse d’éloignement : la célèbre constante de Hubble.
Quelques années après, en 1931, il avance son hypothèse de « l’atome primitif » : une masse super dense qui a « explosé » et n’a cessé de s’étendre depuis. Cette théorie, qu’il présente dans l’interview, allait à l’encontre du modèle admis par de nombreux scientifiques à l’époque, à savoir que l’Univers était stationnaire, éternel et immuable (la « Steady State Theory »). Elle était donc assez controversée, en particulier par l’astronome britannique Fred Hoyle, qui évoque pour la première fois le terme « Big Bang » dans les émissions radiotélévisées de l’époque pour « se moquer » de la théorie de son confrère.
Pour Lemaître, la théorie de l’Univers immuable était devenue inadmissible, de par les faits qui indiquaient une expansion de l’Univers. Il explique en outre que le modèle stationnaire ne pourrait fonctionner que si l’hydrogène était apparu « de manière totalement inattendue comme un fantôme », ce qui irait à l’encontre du principe de conservation de l’énergie. « Qu’est-ce que l’on peut attendre d’un hydrogène apparaissant ainsi ; sans aucune raison physique, sans aucune connexion normale ? On pourrait tout au plus attendre qu’il disparaisse comme il est apparu », dit-il.
Il tente alors d’expliquer au journaliste, en mots simples, sa propre théorie. « Il y a un commencement […] qui peut être décrit pour autant qu’on peut le faire sous forme de la désintégration de toute la matière existante sous forme d’un atome. Quel va être le premier résultat de cette désintégration pour autant qu’on peut suivre la théorie, et bien c’est d’avoir un univers, un espace en expansion rempli par un plasma », expliquait-il à l’époque.
Une théorie sans aucune « arrière-pensée religieuse »
De plus en plus de scientifiques ont soutenu sa théorie, y compris Albert Einstein qui pourtant, la considérait de prime abord injustifiable d’un point de vue physique. Lorsqu’il publie une nouvelle version de sa théorie de l’expansion de l’Univers en 1933, il obtient une plus grande reconnaissance publique. Mais ce n’est qu’en 1965, soit un an avant sa mort, que la théorie du Big Bang a été prouvée par la découverte du rayonnement de fond cosmique. Au cours de l’interview, il évoque d’ailleurs ces rayons cosmiques, qu’il appelle « les rayons du feu d’artifice primitif » et qu’il décrit comme « un témoignage des premiers âges du monde ».
Pour clore l’interview, le journaliste interroge finalement le physicien, qui est également homme d’Église, sur la signification religieuse de la théorie du Big Bang. L’intéressé explique alors qu’il défend sa théorie de l’atome primitif sans aucune « arrière-pensée religieuse ». « Je pense que l’impact de cette théorie dans le problème philosophico-religieux est essentiellement différent », dit-il.
Il souligne que lorsque l’on se pose le problème du début du monde, on se demande généralement pourquoi cela a commencé à un tel moment plutôt qu’un autre, de sorte que toute théorie impliquant un commencement « doit être quelque chose de peu naturel ». Mais selon lui, le commencement est tellement différent de l’état actuel du monde que Dieu n’a pas sa place en tant qu’hypothèse. « C’est une idée qui fait descendre Dieu dans le domaine des causes premières », a-t-il déclaré.
« Donc, vous vous refusez à l’idée que Dieu devrait expliquer le mouvement des galaxies, pour le dire très concrètement », demande le journaliste, ce à quoi Lemaître répond « Évidemment, c’est clair ça ! Dieu soutient les galaxies, mais il agit en Dieu. Il n’agit pas comme une force qui viendrait en contredire d’autres ».
Lemaître est décédé d’une leucémie en juin 1966. Bien qu’il ait été considéré comme le leader de la nouvelle physique cosmologique, il n’a jamais été récompensé pour ses travaux. En 2018, la loi de Hubble, qui énonce que les galaxies s’éloignent les unes des autres à une vitesse approximativement proportionnelle à leur distance, a été officiellement rebaptisée loi de Hubble-Lemaître par l’Union astronomique internationale.