Une nouvelle étude révèle qu’Escherichia coli — une bactérie unicellulaire massivement présente dans notre organisme — semble « se souvenir » de ses expériences passées pendant plusieurs heures et transmettre de véritables « stratégies d’infection » sur plusieurs générations. Cette forme de mémorisation serait notamment influencée par le niveau de fer intracellulaire — une découverte majeure qui pourrait appuyer les stratégies visant à contrer l’antibiorésistance.
Afin de maximiser leur survie, les bactéries doivent constamment s’adapter à d’importantes fluctuations environnementales. Pour ce faire, elles assimilent les signaux environnementaux par le biais de processus de transduction, de sorte à générer les réponses transcriptionnelles appropriées. Ces réponses se produisent sur quelques minutes et se dissipent parallèlement aux signaux. Afin d’optimiser le temps de réponse, ces organismes semblent s’appuyer sur une forme de mémorisation.
Des recherches antérieures ont montré que la « mémoire bactérienne » peut influencer la morphologie individuelle ou collective des colonies, leurs interactions avec leurs hôtes ainsi que leur défense contre les cellules immunitaires ou les antibiotiques. Étant donné que les bactéries ne possèdent ni neurones ni synapses, ce mécanisme de stockage de mémoire implique davantage des facteurs génétiques et épigénétiques. Ce processus de stockage varie également selon la nature du stimulus, contrairement au système nerveux, où le même processus moléculaire est utilisé pour mémoriser les réponses à tous les types de stimulus.
« Les bactéries n’ont pas de cerveau, mais elles peuvent collecter des informations sur leur environnement, et si elles ont été fréquemment confrontées à cet environnement, elles peuvent stocker ces informations et y accéder rapidement plus tard pour leur bénéfice », explique Souvik Bhattacharyya, de l’Université du Texas. En effet, il a été observé que les bactéries ayant vécu une expérience d’essaimage (migration collective et prolifération vers une zone spécifique) pouvaient ultérieurement améliorer leurs performances pour la même expérience.
Cependant, le mécanisme à la base de ce processus de stockage de mémoire est peu exploré et la possibilité d’une transmission héréditaire n’a jusqu’ici jamais été abordée. C’est dans cette optique que Bhattacharyya et ses collègues de l’Université du Delaware ont exploré le mécanisme de mémoire bactérienne chez E.coli, l’une des bactéries les plus étudiées en biologie.
Une mémorisation contrôlée par les niveaux de fer
E. coli est une bactérie résidant naturellement dans le tube digestif humain et d’autres animaux à sang chaud. Si la plupart des souches sont inoffensives, certaines sont pathogènes pour l’Homme et sont souvent à l’origine de graves intoxications alimentaires ou infections. Particulièrement faciles à cultiver, cette bactérie fait l’objet de nombreuses recherches expérimentales. La nouvelle étude, publiée dans la revue PNAS, se concentre sur l’observation de leur processus d’essaimage.
La migration en essaim, assurée par la présence de flagelles, est une adaptation collective visant à l’expansion de la colonie. Alors qu’E. coli pullule généralement dans des milieux semi-solides, elle est immobile dans les milieux entièrement solides. La gélose « douce » (c’est-à-dire à faible teneur en gélifiant) est particulièrement propice à sa culture, car elle assure à la fois une quantité optimale d’eau et n’entrave pas la mobilité des flagelles.
La colonisation d’une surface présente des défis variés (physiques et nutritionnels) requérant l’utilisation de la mémoire bactérienne. Afin de déterminer si les bactéries se souviennent des mécanismes d’adaptation, les experts de la nouvelle étude ont surveillé leurs conditions de migration par le biais de plus de 10 000 tests d’essaimage.
Il a été observé que les bactéries possédant de faibles niveaux intracellulaires de fer montraient de meilleures performances d’essaimage. En revanche, celles formant des biofilms (une sorte de toile dense et collante que les bactéries forment en pullulant à la surface des substrats) présentaient des niveaux plus élevés de fer. En outre, les bactéries isolées ou s’épanouissant dans des milieux liquides présentaient de niveaux de fer variables. Celles tolérantes aux antibiotiques avaient des niveaux relativement équilibrés.
À noter que cette mémoire médiée par le fer a déjà été observée dans les cellules planctoniques, mais l’essaimage semble la renforcer sur plusieurs heures. Alors que les cellules à faible teneur en fer entament ce processus plus rapidement et plus efficacement, celles à haute teneur en fer sont moins efficaces. Les chercheurs de l’étude suggèrent que la baisse du niveau de fer est un déclencheur mémoriel, induisant une migration visant à en collecter davantage. En revanche, lorsque le niveau de fer est élevé, la mémoire bactérienne indique que la surface colonisée est un bon endroit pour y rester et former un biofilm.
Par ailleurs, il a pour la première fois été démontré que la mémoire bactérienne était héréditaire. Le potentiel d’essaimage d’une cellule mère serait notamment mémorisé et transmis sur 4 générations de cellules filles. Si la mémoire est naturellement dissoute à la 7e génération, elle pourrait être contrôlée artificiellement et persister beaucoup plus longtemps.
Selon Bhattacharyya, il serait tout à fait logique que les bactéries utilisent le fer de cette manière, car il s’agit d’un élément clé de l’apparition et de l’évolution de la vie sur Terre. Avant qu’il n’y ait beaucoup d’oxygène dans l’atmosphère terrestre, les cellules primitives auraient utilisé le fer pour de nombreux processus cellulaires. Le mécanisme a apparemment en partie perduré jusqu’à aujourd’hui, car le fer est connu pour être un important facteur de virulence et pourrait ainsi devenir une cible thérapeutique potentiellement prometteuse pour contrer l’antibiorésistance. « En fin de compte, plus nous en savons sur le comportement des bactéries, plus il est facile de les combattre », conclut le chercheur.