Communiquer avec les animaux… Jusqu’ici, il s’agissait plus souvent d’un pouvoir magique présent dans des œuvres de fiction que d’une possibilité réelle. Les intelligences artificielles spécialisées en communication pourraient changer la donne.
Imaginez vous sortir votre smartphone pour enregistrer des chants d’oiseaux sur votre smartphone, avant de les traduire pour comprendre ce qui se raconte dans votre jardin. Ou encore, écouter ce qu’a à dire votre chat, pour enfin, peut-être comprendre pourquoi il demande toujours à sortir pour rentrer à nouveau quelques secondes plus tard ! Cela sera peut-être bel et bien réalisable dans les années à venir. En fait, c’est exactement sur une telle technologie que travaille la fondation Earth Species Project. Bien sûr, comprendre votre chat domestique n’est pas ce qui l’intéresse le plus. En effet, comprendre le langage animal serait une formidable porte d’entrée sur le monde des animaux, une façon de mieux comprendre, et donc d’être en mesure de mieux protéger le vivant.
Fondée il y a six ans avec cette idée en tête, la fondation utilise l’intelligence artificielle pour tenter de percer à jour les échanges qui se font entre les animaux vivant sur notre planète. Pour comprendre comment cela est possible, il faut revenir aux fondamentaux de l’intelligence artificielle. Le terme « intelligence artificielle » désigne, selon la définition du Conseil de l’Europe, « une discipline jeune d’une soixante d’années, qui réunit des sciences, théories et techniques (notamment logique mathématique, statistique, probabilités, neurobiologie computationnelle et informatique) et dont le but est de parvenir à faire imiter par une machine les capacités cognitives d’un être humain ».
De façon plus concrète, et plus juste, il faudrait donc parler dans la plupart des cas de « machine learning » (« apprentissage automatique »). Si l’on résume, ce qu’on appelle communément «intelligence artificielle » est un système, un programme informatique qui est « nourri » d’une grande quantité de données. Ces données sont traitées par le programme pour en extraire des connexions logiques en vue d’un objectif donné.
Dans le cas des grands modèles de langage tels que ChatGPT ou Bard, dont on entend tellement parler habituellement, ces données sont tout simplement du texte. Plus exactement, il s’agit de « paires » de langages. L’IA doit analyser des « questions-réponses » et est capable de déterminer au fur et à mesure les réponses les plus pertinentes à apporter à un utilisateur. Via cette méthode, de telles IA sont aujourd’hui capables de performances impressionnantes, qu’il s’agisse de répondre à une question d’examen ou d’écrire une poésie ou encore de rédiger un article scientifique ou du code informatique.
De même, il est désormais relativement facile de traduire une langue en une autre, en utilisant des traducteurs automatiques enrichis par des IA. Alors, comment est-il possible de faire la même chose pour les langages des animaux ? Bien entendu, nous n’avons pas accès aussi facilement à des données, de surcroît vérifiables. De plus, les animaux communiquent entre eux par des méthodes plus variées que celles des êtres humains. La tâche est donc plus ardue. Elle n’est pourtant pas impossible à surmonter, selon la fondation, et Google, qui l’a interrogée à ce sujet dans un article.
Passer par la géométrie pour se comprendre entre espèces
« Si vous voulez retenir une seule chose sur le fonctionnement de l’IA, c’est qu’elle transforme les relations sémantiques en relations géométriques. Il s’agit d’un concept fondamental », explique Aza Raskin, l’un des fondateurs du projet. « Ce qui est intéressant avec ces formes – le terme technique est espace d’intégration ou espace latent – c’est qu’elles encodent les relations sémantiques d’une langue. Alors que les premières traductions de langues sans pierre de Rosette étaient réalisées en faisant correspondre les formes des langues entre elles, le domaine a évolué vers des techniques encore plus avancées – et ce sont ces techniques plus avancées qu’utilise l’ESP ». Autrement dit, il serait possible de passer non pas par du langage dans le sens humain du terme, mais par des concepts, applicables au monde des animaux et liés entre eux.
Par exemple, on voit ici que dans différents langages, le mot « chien » est lié à des mots comme « ami », « fourrure » et « hurlement ». Ces différents concepts peuvent être représentés géométriquement, et donnent une forme similaire et exploitable dans différents langages. Les scientifiques ont donc pour objectif de croiser différents types de données pour être capables, en fin de compte, de créer une correspondance entre les formes d’expression des animaux et notre langage humain. Or, les programmes d’apprentissage automatique sont justement très doués pour détecter, à travers des masses de données, des liens logiques qui auraient pu nous échapper.
Bien entendu, les chercheurs ne peuvent pas travailler sans aucune base : des données à analyser doivent tout de même être collectées. « Ces données se présentent sous la forme de sons, de mouvements et de vidéos enregistrés dans la nature ou en captivité, parfois accompagnés d’annotations de biologistes sur ce que l’animal faisait à ce moment-là et dans quel contexte », explique Aza Raskin. Il s’agit d’un travail de longue haleine dans lequel s’est lancée la fondation. Cependant, notent les scientifiques, il est grandement facilité par les développements technologiques récents de l’IoT. Il n’est aujourd’hui plus aussi difficile qu’avant de collecter des vidéos et du son de bonne qualité. Les chercheurs se montrent donc optimistes. En fait, au-delà de comprendre ce que racontent les animaux, ils pensent même qu’il sera bientôt possible de leur parler !
« Pouvons-nous créer des vocalisations animales génératives et inédites ? Nous pensons que, dans les 12 à 36 mois à venir, nous serons probablement en mesure de le faire pour la communication animale. Imaginez que nous puissions construire une baleine ou un corbeau synthétique qui communique comme une baleine ou comme un corbeau, de telle sorte qu’ils ne réalisent pas qu’ils ne parlent pas à l’un d’entre eux », affirme Aza Raskin. En passant par l’intelligence artificielle, explique le chercheur, il se peut même que nous soyons « en mesure d’engager une conversation avant de comprendre ce que nous disons ».
Il souligne d’ailleurs les précautions à prendre avant de se lancer dans de telles conversations. Celles-ci pourraient en effet perturber les habitudes des animaux. « Si nous ne faisons pas attention, nous pourrions perturber une culture vieille de 34 millions d’années, ce qui serait une tragédie monumentale », avertit-il en prenant l’exemple des baleines. Il faudra donc se montrer prudent avant de se prendre pour une princesse Disney.