Lundi 7 décembre, la police de l’État de Floride a fait une descente au domicile de Rebekah Jones, une spécialiste des données qui travaillait pour le ministère de la Santé de Floride. Elle aurait été licenciée au mois de mai pour avoir refusé de « manipuler les chiffres liés aux cas COVID-19 ». Ses supérieurs lui auraient demandé de faire en sorte que les données soient conformes aux critères de déconfinement de l’État.
Alors qu’elle travaillait pour le ministère, elle a développé et géré un tableau de bord complet de la situation dans l’État de Floride : le nombre de cas au total, le nombre de tests, d’hospitalisations et de décès, le nombre de cas par jour, etc. Depuis son licenciement, Rebekah a fondé Florida COVID Action, une initiative qui vise à garantir l’accès aux données et la transparence pendant la pandémie de coronavirus. À l’aide d’autres scientifiques spécialisés en santé publique, elle maintient une base de données reflétant la véritable situation dans l’État de Floride.
Ce lundi, les forces de police ont fait irruption chez elle, à 8h30 du matin. Sur son compte Twitter, elle explique qu’ils ont récupéré son téléphone et son matériel informatique, le tout en pointant une arme sur elle et sur ses enfants, qui se trouvaient au domicile au moment de l’intervention. « Ils ont recueilli des preuves d’une corruption au niveau de l’État. Ils ont affirmé qu’il s’agissait d’une faille de sécurité », explique-t-elle.
Des chiffres manipulés pour le déconfinement
Au printemps, pendant le confinement, l’administration Trump a déclaré lors d’une conférence de presse que les États américains pourraient reprendre leurs activités s’ils remplissaient un certain nombre de points de contrôle, notamment un nombre suffisant de tests de dépistage et une baisse des cas positifs. Ces critères de déconfinement ont-ils été strictement respectés ? Rien n’est moins sûr… Un certain nombre de gouverneurs voyaient enfin une opportunité de mettre fin aux protestations plus ou moins violentes de la population, très mécontente d’être subitement privée de liberté.
La Floride est l’un de ces États qui n’avaient a priori pas atteint le seuil nécessaire à sa réouverture. Qu’à cela ne tienne ! Au mois de mai, son gouverneur, Ron DeSantis, a décrété de son propre chef la réouverture des parcs, citant une étude du ministère de la Sécurité intérieure qui, selon lui, prouvait que la lumière du soleil, la chaleur et l’humidité tuaient le virus de la COVID-19. Des mesures radicales ont également été prises pour « améliorer » les statistiques : falsifier les chiffres.
« La direction du DOH (ndlr: Florida Department of Health) m’a demandé de changer manuellement les chiffres. C’était une semaine avant le lancement officiel de la première phase du plan de réouverture. […] Ils avaient déjà fait le plan, et je ne leur avais même pas encore montré les résultats », déclare la spécialiste au cours d’une interview. Elle explique qu’on lui a demandé de réduire le pourcentage de cas positifs à la COVID-19 dans certains comtés, afin qu’ils soient en dessous du seuil de réouverture. Après son refus, ses supérieurs ont déclaré vouloir exclure tous les comtés de moins de 75’000 habitants. Mais cela n’a pas suffi à répondre aux critères demandés. Rebekah Jones a finalement été licenciée. La Maison-Blanche avait pourtant félicité la jeune femme pour son énorme travail autour du tableau de suivi et l’accessibilité de ces données.
L’annonce de son licenciement a provoqué à l’époque un tollé parmi les chercheurs indépendants, impuissants face à cet acte de censure gouvernementale de la science. Citant « des raisons indépendantes de la volonté de [sa] division », Rebekah avait déclaré que son bureau ne gérait plus le tableau de bord, et qu’elle ne savait pas quelles étaient les intentions de la nouvelle équipe en matière d’accès aux données, y compris « quelles données elles restreignaient désormais ».
Suspectée de piratage informatique
Le gouverneur de Floride, Ron DeSantis, a contesté le récit de Rebekah Jones sur son licenciement et même son rôle dans la création du tableau de bord de suivi de la pandémie en Floride. Un porte-parole du gouverneur a même déclaré que Rebekah « a fait preuve d’une insubordination répétée pendant son séjour au ministère », ce qui expliquerait son départ.
Mais la base de données maintenue depuis lors par Rebekah à titre privé semble déranger les autorités. Pour autant, est-ce que cela justifie une intrusion aussi menaçante de la police, tel qu’on peut le voir dans cette vidéo publiée par Rebekah sur son compte Twitter ?
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There will be no update today.At 8:30 am this morning, state police came into my house and took all my hardware and tech.
They were serving a warrant on my computer after DOH filed a complaint.
They pointed a gun in my face. They pointed guns at my kids.. pic.twitter.com/DE2QfOmtPU
— Rebekah Jones (@GeoRebekah) December 7, 2020
Le mandat de perquisition officiel a, depuis, été publié. Il explique que cette intervention de la police faisait suite à un acte de piratage du canal de communication d’urgence du département de la Santé. Le Florida Department of Law Enforcement (FDLE) a ouvert une enquête à ce sujet le 10 novembre. Un individu non identifié a accédé au système d’alerte et a envoyé le message suivant à quelque 1750 personnes avant que l’éditeur du logiciel ne coupe la transmission : « Il est temps de parler avant que 17’000 autres personnes ne soient mortes. Vous savez que c’est faux. Vous n’êtes pas obligé d’en faire partie. Soyez un héros. Parlez avant qu’il ne soit trop tard ». L’adresse IP identifiée comme source du message correspondait au domicile de Rebekah.
Ceci ne prouve pas que Rebekah est bel et bien à l’origine du message. La jeune femme nie d’ailleurs être liée à cet acte de piratage : « Je ne suis pas un hacker. […] Le nombre de décès que la personne a utilisé n’était même pas juste », se défend-elle. Elle souligne que le département de la Santé a connu récemment toute une série de licenciements et de démissions, qui coïncide avec le moment où le message d’alerte a été envoyé. On apprend par la même occasion — via le compte Twitter de Jake Williams, spécialiste en sécurité informatique — que ce canal de communication d’urgence, désigné par ESF-8 (pour Emergency Support Function) utiliserait le même nom d’utilisateur et le même mot de passe pour l’ensemble des utilisateurs autorisés à y accéder et que ces paramètres de connexion ne seraient pas modifiés lorsque l’une de ces personnes est exclue du groupe !
De nombreux points restent à éclaircir dans cette enquête. Mais quel que soit le rôle de Rebekah Jones dans cette affaire, l’intrusion de policiers armés dans son domicile, en présence de ses enfants, était-elle réellement justifiée ? « C’est ce qui arrive aux scientifiques qui font leur travail honnêtement. C’est ce qui arrive aux personnes qui prônent la vérité face au pouvoir », conclut la jeune femme.