Le télescope James Webb a détecté il y a quelques mois plusieurs galaxies massives très éloignées. Observées telles qu’elles étaient il y a environ 500 à 700 millions d’années après le Big Bang, leur masse stellaire est estimée à plus de 1010 masses solaires — ce qui est bien au-delà que ce que prévoit le modèle cosmologique standard. La découverte de ces galaxies remet-elle en question notre compréhension de l’Univers ?
La découverte a fait l’objet d’un article dans Nature au mois de février. Les données de James Webb ont révélé la présence de six galaxies aussi matures que notre Voie lactée alors que l’Univers n’avait que 3% de son âge actuel ! « La révélation que la formation de galaxies massives a commencé extrêmement tôt dans l’histoire de l’Univers bouleverse ce que beaucoup d’entre nous pensaient être une science établie », a déclaré Joel Leja, professeur adjoint d’astronomie et d’astrophysique à Penn State, qui a modélisé la lumière de ces galaxies.
Le modèle cosmologique standard repose sur le modèle ΛCDM ou « Lambda CDM » (pour Lambda – Cold Dark Matter), qui est le modèle le plus simple pour décrire les propriétés de l’Univers observable. Il suppose que l’Univers est homogène et isotrope à grande échelle, que la gravitation est décrite par la relativité générale et que l’Univers se compose de rayonnement, de matière baryonique et de matière noire — la lettre Λ étant le symbole de la constante cosmologique, qui est étroitement liée au concept d’énergie noire. Or, les galaxies découvertes semblent bien trop massives pour être compatibles avec ce modèle.
Une formation d’étoiles précoce est très efficace ?
Les modèles cosmologiques du type modèle lambda – matière noire froide (ΛCDM) partagent une hypothèse de base similaire : la masse stellaire d’une galaxie est limitée par le réservoir baryonique disponible dans le halo de matière noire hôte — les halos étant de gros amas de matière noire censés encercler la matière ordinaire, généralement sous forme de gaz, pour créer des galaxies. Ce halo impose donc, à toute distance, une limite supérieure absolue à la densité et à la masse d’étoiles d’une galaxie.
Pourtant, l’une des six jeunes galaxies récemment observées par James Webb semblait être plus massive que la Voie lactée, qui a eu des milliards d’années supplémentaires pour se former et se développer. Comment ces galaxies ont-elles pu accumuler autant de matière en si peu de temps? Michael Boylan-Kolchin, professeur agrégé d’astronomie à l’Université du Texas à Austin, s’est penché sur la question.
Il a calculé que pour que les galaxies atteignent une telle taille si rapidement, elles auraient dû convertir près de 100% du gaz disponible en étoiles. En d’autres termes, les masses estimées de ces galaxies ne sont cohérentes avec les attentes du modèle cosmologique standard que si la formation d’étoiles dans les premières phases de formation des galaxies était extrêmement efficace — ce qui n’a jamais été observé dans l’Univers lointain ; en général, dans une grande galaxie, un maximum de 10% du gaz est converti en étoiles. Ces galaxies se situent donc en dehors des limites prédites par la théorie.
À noter que le modèle ΛCDM décrit très bien la croissance des amas de galaxies et d’autres structures à grande échelle dans l’Univers, mais il repose sur la matière noire et l’énergie noire, qui restent aujourd’hui purement hypothétiques — aucune des deux n’ayant été directement détectée, ni caractérisée à ce jour. Le modèle peut donc être encore amélioré, voire complètement modifié.
Des analyses par spectroscopie qui pourraient révéler une nouvelle physique
Ce n’est pas la première fois que le modèle ΛCDM est remis en question, comme en témoigne la célèbre « tension de Hubble » — qui désigne l’écart entre le taux d’expansion de l’Univers tel que calculé via les observations de l’univers proche et celui prédit par le modèle ΛCDM — qui anime la communauté scientifique depuis plus d’une décennie. Cette différence impliquait déjà de revoir le modèle ΛCDM, en considérant notamment un sursaut précoce d’énergie noire. Les jeunes galaxies massives observées par James Webb semblent mener à la même conclusion : davantage d’énergie noire à l’aube de l’Univers pourrait expliquer l’origine de ces grandes quantités de matière.
La méthode standard pour estimer la masse d’une jeune galaxie consiste à examiner sa luminosité totale et à calculer le nombre d’étoiles nécessaires pour la rendre aussi brillante. Mais divers facteurs influençant la formation d’étoiles doivent être pris en compte, tel que la température du gaz interstellaire, et peuvent encore être améliorés ou corrigés. Certaines estimations revoient d’ailleurs à la baisse la masse de certaines des galaxies récemment identifiées, parfois d’un facteur compris entre 10 et 100 — ce qui serait plus cohérent avec le modèle ΛCDM. À l’inverse, d’autres estimations concernant d’autres galaxies (de z compris entre 5 et 9) suggèrent des masses trois à dix fois plus élevées que prévu !
L’âge et les masses des six jeunes galaxies ne sont, là encore, que des estimations et nécessiteront une confirmation ultérieure par spectroscopie. Les spectres des galaxies pourraient en effet guider les scientifiques vers une tout autre interprétation des données. Les spectres pourraient par exemple révéler la présence de trous noirs supermassifs centraux, qui en réchauffant le gaz environnant, pourraient rendre les galaxies plus brillantes, et donc les faire apparaître plus massives qu’elles ne le sont réellement.
Il est également possible que les galaxies soient observées en réalité à un moment beaucoup moins précoce en raison de la poussière qui fait que la couleur de leur lumière devient plus rouge, donnant l’illusion d’être à plus d’années-lumière et donc plus loin dans le temps.
En revanche, si les estimations initiales sont confirmées par spectroscopie, cela pourrait signifier qu’il existait davantage de matière dans l’Univers primitif que les scientifiques ne le pensaient ou qu’il existe un autre mode de formation plus rapide de galaxies. « L’une des possibilités les plus extrêmes est que l’univers se soit étendu plus rapidement que prévu peu après le Big Bang, ce qui pourrait nécessiter de nouvelles forces et particules », ajoute Michael Boylan-Kolchin.