Alors que le monde s’oriente vers une interconnexion croissante, la capacité à parler plusieurs langues prend une dimension nouvelle. Des études récentes ont mis en lumière l’influence du multilinguisme sur notre processus cognitif. Il apparaît que penser dans une langue secondaire pourrait affiner notre prise de décision et minimiser les faux souvenirs. Ces résultats suggèrent un rôle plus profond des langues dans la structuration de notre pensée.
Le multilinguisme, souvent perçu comme un simple outil de communication, recèle des facettes insoupçonnées qui influencent profondément notre cognition. Au-delà de la capacité à échanger, comment notre cerveau réagit-il lorsqu’il jongle entre différentes langues ? À l’ère de la mondialisation, où l’apprentissage de langues étrangères est devenu courant, des chercheurs de l’Université de Chicago se sont penchés sur les effets inattendus de cette compétence sur notre cerveau.
Ils ont découvert que les personnes prenant des décisions dans une langue autre que leur langue maternelle sont souvent plus logiques et moins influencées par des biais émotionnels. Ces observations pourraient nous en dire plus sur le rôle des langues dans notre cognition. Les travaux de l’équipe sont disponibles dans la revue Journal of Experimental Psychology: General.
La réduction des faux souvenirs
L’équipe de recherche a mis en lumière un phénomène intrigant concernant l’utilisation des langues secondaires. Lorsque les participants étaient exposés à des informations dans une langue autre que leur langue maternelle, leur capacité à distinguer les faits des fausses informations s’améliorait nettement. Cette observation est à l’encontre de l’idée répandue selon laquelle une langue étrangère, avec ses nuances et ses complexités, pourrait brouiller notre compréhension et nous rendre plus vulnérables aux souvenirs erronés.
Le professeur Boaz Keysar, à la tête du laboratoire de Multilinguisme et de Prise de Décision à UChicago, a mis en avant cette découverte surprenante : l’utilisation d’une langue secondaire semble agir comme un filtre, permettant aux individus de mieux trier et analyser les informations reçues, réduisant ainsi les faux souvenirs. Cette révélation suggère que notre cerveau mobilise des mécanismes de surveillance cognitive plus rigoureux lorsqu’il traite des informations dans une langue étrangère. Selon les chercheurs, cela est dû au fait que nous utilisons en réalité un système de raisonnement différent dans ce cas, moins automatique et moins instinctif.
Le professeur David Gallo, qui dirige le laboratoire de recherche sur la mémoire à UChicago, souligne dans un communiqué : « Lorsque vous utilisez une deuxième langue, cela active cet état d’esprit qui consiste à être plus prudent dans vos jugements et de votre prise de décision. Vous ne réalisez peut-être même pas que vous faites cela ».
Des listes de mots trompeuses
Pour valider cette théorie, l’équipe a conçu des expériences spécifiques. L’une d’elles s’est concentrée sur des locuteurs natifs du mandarin ayant une maîtrise de l’anglais. Ces participants ont été exposés à des listes de mots en mandarin et en anglais, à retenir. L’objectif était de déterminer si leur mémoire était influencée par la langue dans laquelle les mots étaient présentés.
Par exemple, les participants ont reçu : « rêve », « sieste », « lit », « repos », etc. Le plus important, c’est que le mot « dormir » manquait. C’est ce que les chercheurs appellent un « leurre », un mot courant volontairement omis pour permettre à votre cerveau de saisir l’association facile. Un piège parfait pour fabriquer un faux souvenir. Gallo explique : « Tout le monde fait ce genre de déduction. Il est difficile de se rappeler si le mot ‘sommeil’ a été prononcé ou si vous l’avez simplement imaginé ».
Les résultats ont été révélateurs : lorsqu’ils étaient confrontés à des mots en anglais, leur langue secondaire, les participants étaient moins enclins à « inventer » des mots qui n’étaient pas présents initialement. Cela suggère que leur cerveau était effectivement plus vigilant, corroborant l’hypothèse de l’équipe sur le rôle protecteur de la langue étrangère contre les faux souvenirs.
La désinformation à l’épreuve de la langue étrangère
La seconde expérience menée par l’équipe de recherche s’est intéressée à l’effet de la désinformation, un phénomène où la mémoire est altérée par des informations reçues ultérieurement. Cette expérience est particulièrement pertinente dans des contextes tels que les témoignages oculaires devant les tribunaux, où des rapports contradictoires peuvent avoir des conséquences graves.
Dans l’étude, des locuteurs natifs du mandarin ont regardé des vidéos silencieuses d’un crime. Ensuite, ils ont écouté les récits audio correspondants, un en anglais et un en mandarin. Les histoires étaient remplies de détails sur le crime — certains vrais et d’autres non.
Lorsqu’on leur a demandé de quoi ils se souvenaient, les participants sont tombés sous le charme des faux souvenirs implantés dans leur propre langue. Les suggestions de gardes ou de statues supplémentaires sont devenues de faux souvenirs. Cependant, ce n’était pas le cas pour leur langue secondaire.
Grant déclare : « Nous avons en fait constaté que lorsque les gens recevaient des informations trompeuses dans leur langue étrangère, ils étaient plus susceptibles de les détecter que lorsqu’ils les recevaient dans leur langue maternelle ».
Ces études soutiennent l’hypothèse selon laquelle les gens surveillent de plus près leurs souvenirs lorsqu’ils utilisent une seconde langue. Cet effet de la langue étrangère pourrait avoir de grandes implications dans la compréhension du rôle de la mémoire et de la langue dans la prise de décision quotidienne, légale et politique.
Bien que ces résultats soient intéressants, les chercheurs estiment qu’ils n’en sont qu’au début. Des études futures pourraient explorer d’autres combinaisons linguistiques et approfondir la relation entre l’information visuelle et auditive.
Il faut aussi considérer que d’autres mécanismes pourraient être responsables de cette mémorisation plus solide (et donc de la réduction de faux souvenirs), dont le simple fait que l’effort de compréhension supplémentaire fourni pour comprendre les mots d’une langue étrangère implique une plus grande mobilisation de ressources cognitives (obligeant l’individu à être plus attentif à chaque mot), ce qui pourrait être confondu avec une « vigilance » plus élevée.