Prédites dès 1916 par Albert Einstein comme conséquence naturelle à la relativité générale, les ondes gravitationnelles sont définitivement détectées le 14 septembre 2015 lors de la fusion de deux trous noirs (1). Non seulement ces dernières viennent à nouveau conforter la théorie d’Einstein mais, en tant que véritables vibrations de l’espace-temps, constituent également d’excellents outils pour l’étude de notre univers.
Dans leur étude publiée le 12 septembre 2017 (2) dans l’important journal Physical Review Letters, les physiciens Juri Smirnov (Institut Max Planck), Moritz Platscher (Institut Max Planck) et Kevin Max (École Normale Supérieure de Pise), après avoir analysé en profondeur les données de la collaboration LIGO (1), proposent un modèle d’oscillation des ondes gravitationnelles dans le cadre d’une théorie de la gravité modifiée nommée « gravité bimétrique » ou « bigravité » (à ne pas confondre avec la théorie de l’univers bimétrique développée par Andrei Sakharov, puis par Jean- Pierre Petit).
La motivation de cette hypothèse repose sur le fait que seul 5% de la densité de l’univers soit connue sous la forme de la matière classique qui nous entoure. Les 95% restants sont dominés par la matière noire et l’énergie noire. La plupart des théories expliquant ces deux derniers phénomènes font appel à de nouveaux types de particules ou d’énergies. Or, comme le précise Juri Smirnov « les expériences comme celle menée au LHC n’ont, jusqu’à ce jour, détecté aucune particule exotique. Ceci soulève donc la question de savoir si ce n’est pas plutôt la théorie de la gravité qui devrait être modifiée ».
Smirnov poursuit en affirmant « dans notre étude, nous nous demandons quel signal nous devrions détecter dans le cas d’une modification de la gravité, et il s’avère que le modèle de la bigravité prédit un signal caractéristique qui le distingue des autres théories ».
La bigravité : deux métriques pour deux gravitons
L’idée principale de la théorie de la bigravité est de décrire la structure et la dynamique de l’univers via deux tenseurs métriques (outil mathématique permettant de décrire la géométrie de l’espace-temps). Dans le cas de la relativité générale, c’est-à-dire la théorie de la gravité actuellement utilisée, un seul tenseur métrique est utilisé pour décrire la géométrie locale de l’espace-temps.
Dans la gravité bimétrique, une métrique supplémentaire fait son apparition. Cependant, ces deux métriques notées « métrique g » et « métrique f » n’ont pas la même dynamique. En effet, seule la métrique g est couplée à la matière, elle seule interagit avec cette dernière. Tandis que la métrique f ne présente pas de couplage avec la matière, elle est dite stérile.
La conséquence de l’existence d’une double métrique est l’émergence concomitante d’un second type de graviton. Dans les différentes théories à gravité quantique unifiant théorie quantique des champs et relativité générale, la gravité est véhiculée, au même titre que les trois autres interactions, par un boson de jauge de masse nulle voyageant à la vitesse de la lumière : le graviton.
Cependant, avec l’ajout d’une métrique supplémentaire, un nouveau type de boson apparaît naturellement, dont la caractéristique principale est d’être massif (masse non-nulle).
L’idée d’un graviton massif se déplaçant à une vitesse inférieure à celle de la lumière dans le vide n’est pas nouvelle et remonte au début des années 1930, avec le physicien W. Pauli. Cependant, ce n’est qu’en 2010, grâce au travail des physiciens C. de Rham, G. Gabadadze et A. Tolley, qu’une véritable et rigoureuse théorie du graviton massif, appelée « théorie de la gravité massive », apparaît (3). Les auteurs de la gravité bimétrique ont ainsi repris les travaux de leurs prédécesseurs pour y intégrer une seconde métrique.
La bigravité comporte donc deux métriques impliquant l’existence de deux gravitons, un non-massif et un massif. Chaque graviton est une combinaison linéaire des deux métriques. En d’autres mots, chaque graviton provient du « mélange » des deux métriques, ce mélange étant différent pour chacun des gravitons, conduisant à un graviton de masse nulle et un autre de masse positive.
Il est possible de faire ici une analogie directe avec les neutrinos. Il existe trois saveurs de neutrinos : électronique, muonique et tauique. Les neutrinos électroniques étant les plus stables, ce sont ceux qui sont produits lors des différentes réactions. Toutefois, comme M. Platscher le précise, « les neutrinos électroniques n’ont pas une masse parfaitement définie : leur masse est une superposition des différents états propres des masses des trois types de neutrinos ». Il en va de même pour les deux types de gravitons issus de la combinaison des deux types de métriques.
Mais là n’est pas le seul point commun avec les neutrinos. En effet, tout comme ces derniers, les gravitons, et donc les ondes gravitationnelles, peuvent également osciller.
L’oscillation des ondes gravitationnelles
Chaque type de graviton est une combinaison des métriques g et f. Cela signifie qu’à un moment de leur parcours, ils ont la possibilité d’osciller, c’est-à-dire de passer d’un type à un autre. Puisque la métrique g est la seule à pouvoir se coupler avec la matière, ce sont des ondes gravitationnelles de type g qui sont toujours produites lors des différents phénomènes cosmologiques importants (trous noirs binaires…).
Cependant, une fois produites et au long de leur parcours dans l’espace-temps, ces ondes gravitationnelles g peuvent osciller et se transformer en ondes gravitationnelles f. Néanmoins, comme l’explique Platscher « nous ne pouvons mesurer que les ondes gravitationnelles g avec nos détecteurs (constitués de matière) tandis que les ondes f passent à travers de manière totalement invisible. Si la bigravité est une description correcte de la gravité, une telle oscillation devrait laisser une importante empreinte dans le signal de l’onde gravitationnelle ».
Ainsi, la bigravité fait-elle des prédictions vérifiables par l’observation et l’analyse des ondes gravitationnelles ? Comme le rappelle à juste titre Smirnov « la bigravité étant une théorie très récente, un long et important travail reste encore à effectuer pour l’approfondir et en explorer tout le potentiel. Nous avons apporté quelques développements dans cette étude, mais de nombreux autres seront encore nécessaires ».