Au début de la pandémie, la Suède s’est distinguée de la plupart des pays en adoptant une stratégie relativement laxiste. Port du masque non obligatoire, pas de confinement, pas de fermeture des bars et restaurants, ni d’autres entreprises. Seuls les lycées et universités sont fermés ; les établissements scolaires accueillant les enfants jusqu’à 16 ans, eux, demeurent ouverts. Une décision vivement critiquée aujourd’hui. Des spécialistes déclarent aujourd’hui que les risques encourus par les écoliers face à la COVID-19 ont été volontairement sous-estimés.
La stratégie atypique adoptée par la Suède visait à atteindre l’immunité collective contre la COVID-19. Le pédiatre et épidémiologiste Jonas Ludvigsson, de l’Institut Karolinska, a été l’un des ardents défenseurs des politiques peu orthodoxes de son pays. Il a d’ailleurs mené une étude dont les résultats, publiés dans le The New England Journal of Medicine (NEJM), suggèrent que la décision de garder les écoles ouvertes est relativement sûre.
« Nous avons trouvé une faible incidence de COVID-19 sévère parmi les écoliers et les enfants d’âge préscolaire pendant la pandémie de SARS-CoV-2. Parmi les 1,95 million d’enfants suédois âgés de 1 à 16 ans, 15 enfants atteints de COVID-19, d’un MIS-C (syndrome inflammatoire multisystémique) ou des deux, et ont été admis dans une unité de soins intensifs, ce qui équivaut à 1 enfant sur 130 000 », concluent Ludvigsson et ses collègues. Ils ont également précisé que, selon les chiffres, les enseignants n’étaient pas plus exposés au risque que les autres professions.
Des enfants moins malades, mais tout aussi contagieux
Ces affirmations ont rapidement été nuancées par d’autres scientifiques. Il est aujourd’hui connu que les enfants sont moins susceptibles de développer des formes graves et donc, de décéder de la maladie. Néanmoins, les enfants peuvent transmettre le virus tout autant que les adultes, d’où la décision de fermer les établissements scolaires dans de nombreux pays, pour limiter la transmission à domicile. Un premier groupe de spécialistes soulignent ainsi dans une lettre ouverte à NEJM que l’étude de Ludvigsson aurait dû tenir compte des flambées détectées au sein des écoles et de la transmission domestique. Sans ces données, les résultats ne peuvent être pertinents.
Mais les critiques ne s’arrêtent pas là. Une autre plainte vient d’être envoyée au NEJM, et cette fois-ci, l’accusation est plus sérieuse : son auteur affirme que l’équipe de Ludvigsson a délibérément omis des données clés qui contredisaient les conclusions de son étude. Cette plainte a été formulée par Bodil Malmberg, une habitante de Vårgårda. Grâce à la loi sur les archives ouvertes, elle a pu obtenir une correspondance entre Ludvigsson et Anders Tegnell, épidémiologiste en chef de la Suède.
Dans un article concernant le rôle des enfants dans la pandémie, publié dans la revue Acta Paediatrica en mai 2020, Ludvigsson a signalé qu’il n’y avait eu « aucune épidémie majeure dans les écoles en Suède », qu’il attribuait à une « communication personnelle » de Tegnell. Mais comme les critiques l’ont noté, les médias suédois avaient pourtant rapporté plusieurs flambées de cas dans les écoles ; dans l’une d’elles, 18 des 76 membres du personnel avaient été infectés par le virus et un enseignant est décédé. Les enfants n’avaient pas été testés.
Dans la lettre qu’il adresse à NEJM, Ludvigsson se veut rassurant et rapporte qu’entre mars et juin 2020, seuls 15 enfants et 30 enseignants ont été admis dans des unités de soins intensifs pour des formes sévères de COVID-19. Il ajoute que la Suède a enregistré 65 décès d’enfants âgés de 1 à 16, entre novembre 2019 et février 2020, toutes causes confondues ; ce nombre était de 69 pour la période mars-juin 2020, ce qui suggère, selon lui, que la pandémie n’a pas augmenté la mortalité infantile. Pourtant, les courriels qu’il a échangés avec Tegnell délivrent une tout autre version des faits.
Une étude basée sur des comparaisons non pertinentes
En juillet 2020, Ludvigsson a écrit à Tegnell que « malheureusement, nous voyons une indication claire de surmortalité chez les enfants de 7 à 16 ans, âges où ils vont à l’école ». Il précise que sur la période 2015-2019, une moyenne de 30,4 enfants sont décédés au cours des quatre mois de printemps ; pour 2020, le chiffre grimpe à 51, soit une surmortalité de 68%. « L’augmentation pourrait être un hasard, surtout parce que les chiffres sont faibles », a-t-il écrit.
Les causes de cette hausse de mortalité n’étant pas claire, Ludvigsson a demandé à Tegnell s’il pouvait aider à les expliciter. Il a par la suite déclaré au magazine Science que ses collègues et lui n’avaient pas été en mesure de déterminer comment la plupart des enfants étaient morts au printemps 2020 ; ces données ont, selon lui, été demandées au Conseil national suédois de la santé et du bien-être social, mais ne sont pas encore disponibles. Ainsi, il affirme qu’un pair examinateur du NEJM aurait suggéré d’effectuer la comparaison avec les décès de novembre à février. L’augmentation de 68% n’a quant à elle jamais été mentionnée.
Les e-mails mis en avant par Malmberg mettent ainsi sérieusement en doute les conclusions de la recherche menée par Ludvigsson. L’épidémiologiste Jonas Björk, de l’Université de Lund, souligne que la comparaison temporelle utilisée dans l’article était inhabituelle : « Je ne vois aucune bonne raison de comparer avec les mois précédents », dit-il, rappelant qu’il est plus pertinent d’effectuer des comparaisons avec la même période des années précédentes, pour tenir compte de la saisonnalité et pour réduire l’incertitude statistique. Björk estime cependant qu’il est peu probable que l’augmentation de la mortalité chez les enfants soit due uniquement à la COVID-19 ; elle pourrait être simplement le fruit du hasard. « Bien sûr, cela doit être exclu en examinant plus en détail les causes de décès et les dossiers médicaux », conclut-il.
Ce qu’il faut retenir de cette histoire c’est que le compte-rendu de Ludvigsson n’a pas fait avancer le débat houleux autour de la fermeture des écoles. « Se disputer pour savoir si les écoles sont sûres a ralenti les efforts pour trouver des moyens de réduire le risque de propagation du virus dans les salles de classe et les couloirs, ce qui est essentiel pour garder les écoles ouvertes et contrôler le virus », rappelle Antoine Flahault, expert en santé mondiale à l’Université de Genève et co-auteur de l’une des critiques adressées au NEJM.
De son côté, Ludvigsson ne conteste pas le contenu des e-mails échangés avec Tegnell, et maintient ses conclusions. Cependant, les critiques et les attaques personnelles l’ont poussé à abandonner ses recherches sur la COVID-19.