Depuis le début du 20ème siècle, les trous noirs ne cessent de susciter l’intérêt des physiciens. Si certaines de leurs caractéristiques physiques bénéficient d’une solide description théorique, d’autres en revanche revêtent encore un aspect nébuleux. C’est particulièrement le cas pour l’horizon des événements et la question de ce qu’il se passe une fois que l’information y pénètre.
En 1976, le physicien Stephen Hawking met en évidence la contradiction entre relativité générale et mécanique quantique concernant l’information au sein des trous noirs. En effet, d’un côté la relativité générale postule que toute information passant l’horizon d’un trou noir y est définitivement piégée. Toutefois, sous l’effet du rayonnement de Hawking, le trou noir finit par s’évaporer, l’information étant alors définitivement perdue.
De l’autre côté, la mécanique quantique postule la réversibilité et l’unitarité des états quantique, impliquant nécessairement la conservation de l’information. Dès lors, les physiciens n’ont cessé de chercher des solutions au paradoxe de l’information.
Une solution au paradoxe de l’information : la complémentarité des trous noirs
En 1993, les physiciens Leonard Susskind et Larus Thorlacius développent une hypothèse (voire image ci-dessous) solutionnant potentiellement le paradoxe de l’information : la complémentarité des trous noirs. Susskind décrit cette hypothèse comme ceci : « L’information qui arrive au contact de l’horizon des événements du trou noir est à la fois réfléchie par l’horizon et à la fois piégée par l’horizon ; cependant, aucun observateur ne peut confirmer simultanément ces deux issues ». Le terme « complémentarité » a été utilisé pour la première fois concernant la dualité onde-corpuscule d’une particule ; les auteurs ont réutilisé ce terme pour appliquer cette analogie aux trous noirs.
Cette solution comprend deux hypothèses selon que l’on se place du point de vue d’un observateur extérieur à l’horizon ou du point de vue d’un observateur traversant l’horizon. Pour un observateur extérieur, l’information arrivant au contact de l’horizon est absorbée par une membrane entourant l’horizon à l’échelle de Planck et réémise ensuite via le rayonnement de Hawking. En revanche, un observateur traversant l’horizon ne remarquerait rien de particulier, il chuterait simplement avec l’information vers la singularité.
Bien que solutionnant correctement le paradoxe de l’information, la théorie de Susskind et Thorlacius n’est pas dénuée de problèmes. En effet, celle-ci entre en contradiction avec un principe clé de la mécanique quantique : la monogamie de l’intrication.
Complémentarité des trous noirs et monogamie de l’intrication
Rappelons tout d’abord succinctement ce qu’est le rayonnement de Hawking. Selon le principe d’indétermination d’Heisenberg sur l’énergie et le temps, le vide quantique fluctue en permanence. De ces fluctuations quantiques naissent des paires de particule-antiparticule virtuelles qui s’annihilent presque aussitôt après leur apparition. Cependant, aux abords d’un trou noir le champ gravitationnel est si intense qu’il sépare les paires de particule-antiparticule avant leur annihilation. Une particule est absorbée par le trou noir, tandis que l’autre est émise en s’échappant de son attraction.
Selon la théorie quantique des champs (la théorie décrivant le comportement des interactions fondamentales), le rayonnement de Hawking produit un système intriqué entre la particule absorbée et la particule émise. Mais ce n’est pas tout. En effet, en 1993, le physicien Don Page, en collaboration avec Susskind, publie des travaux démontrant que la particule émise, en plus d’être intriquée avec la particule absorbée, est également intriquée avec toute l’information précédemment émise par rayonnement de Hawking. Donc, dans le cas de la théorie de la complémentarité des trous noirs, l’information réémise par rayonnement de Hawking est intriquée à la fois avec l’information définitivement absorbée et à la fois avec toute l’information précédemment rayonnée avant elle.
Toutefois, il existe un principe fondamental en mécanique quantique appelé la « monogamie de l’intrication ». Ce principe affirme qu’il est impossible pour un système quantique (par exemple une particule) d’être intriqué simultanément avec deux systèmes indépendants l’un de l’autre. En d’autres mots, appliqué au rayonnement de Hawking, il est interdit à la particule émise d’être simultanément intriquée avec la particule absorbée et avec l’information précédemment émise.
Un « mur de feu » comme solution au problème de la monogamie de l’intrication
Dans le but de solutionner cette contradiction, les physiciens D. Marolf, J. Polchinski, A. Almheiri et J. Sully publient en juillet 2012 une théorie intitulée « black hole firewall », littéralement « mur de feu du trou noir ».
Dans cette théorie, les physiciens proposent l’idée que lors de la séparation de la particule absorbée et de la particule émise, l’intrication quantique reliant les deux particules se brise aussitôt. Lors de cette brisure, une quantité phénoménale d’énergie serait libérée autour de l’horizon. À ce sujet, Polchinski explique que « c’est un processus extrêmement violent, comme briser les liens entre molécules, cela libère une grande quantité d’énergie ». Il poursuit en affirmant que « l’horizon des événements serait alors littéralement un anneau de feu qui brûlerait quiconque passerait au travers ».
Ainsi, la brisure continuelle de l’intrication de tous les systèmes particule émise-particule absorbée entraînerait la formation permanente, à l’échelle de Planck, d’un maelstrom chaotique de particules ultra-énergétiques constituant un véritable « mur de feu » tout autour de l’horizon des événements. Traverser ce mur de feu aurait pour résultat une immédiate et violente incinération. Il est cependant à noter que du point de vue d’un observateur extérieur, le mur de feu est parfaitement invisible.
Si un tel mur de feu existe, alors il devrait laisser des traces gravitationnelles lors d’importants phénomènes cosmologiques telle que la fusion de deux trous noirs. Dans ce cas, une empreinte des deux murs de feu serait présente dans les ondes gravitationnelles émises lors de la fusion. De telles traces ont été cherchées dans les premières données recueillies par LIGO en 2016 ; toutefois, la masse de données était insuffisante pour confirmer ou infirmer rigoureusement leur existence. D’ici les prochaines années, avec l’accumulation de nouvelles données, les physiciens devraient pouvoir apporter une réponse définitive à cette hypothèse.
Cette théorie permet ainsi de compléter la théorie de la complémentarité des trous noirs en préservant la monogamie de l’intrication. Cependant, pour être viable, cette hypothèse doit sacrifier un postulat fondamental de la relativité générale : le principe d’équivalence. En vertu de ce principe, un observateur traversant l’horizon d’un trou noir ne devrait rien ressentir. C’est pourquoi les auteurs, à la fin de leur publication, laissent un choix à la communauté scientifique : accepter l’hypothèse du « firewall » et renoncer au principe d’équivalence et donc à une partie de la relativité générale, ou rejeter cette hypothèse et adhérer à la perte de l’information et donc renoncer à une partie de la mécanique quantique.