Le 24 juin dernier, la Cour suprême des États-Unis a purement et simplement éliminé la protection nationale du droit constitutionnel à l’avortement, qui existait depuis 1973. Le diagnostic d’un cancer associé à la grossesse est l’une des raisons qui peuvent inciter à recourir à l’avortement. Mais les restrictions liées à l’interruption de grossesse pourraient mettre en danger les centaines de femmes qui seront concernées par la maladie : celles-ci pourraient être obligées de refuser un traitement oncologique contre-indiqué pour le fœtus — lui octroyant ainsi une chance de survie aux dépens de la leur.
Depuis le 24 juin, chaque État américain est libre d’instaurer la loi qui lui convient en matière de droit à l’avortement. Plus d’une vingtaine d’entre eux ont déjà interdit cet acte (ou prévoient de l’interdire), ou ont restreint le droit à l’avortement — notamment en réduisant le délai permettant d’avoir recours à cette intervention. Nombre de ces États ne tolèrent aucune exception, y compris en cas de viol, d’inceste ou pour raison de santé. C’est ce dernier point en particulier qui fait l’objet d’une nouvelle étude publiée dans la revue JAMA Oncology.
Il se trouve qu’environ une grossesse sur 1000 est affectée par un diagnostic de cancer concomitant. Le personnel soignant doit dès lors mettre tout en œuvre pour assurer la sécurité de la mère et celle du fœtus. L’interruption de grossesse survient dans 9 à 28% des cas, la plupart du temps au cours du premier trimestre. Dans certains types de cancers, alors que la mère est curable, les hormones de la grossesse peuvent accélérer la progression de la maladie ; dans ce cas, il est urgent d’agir et donc de mettre fin à la grossesse, même si le fœtus n’est pas viable. Qu’adviendra-t-il des femmes dans cette situation qui n’ont plus recours à cette possibilité ?
Des cancers de plus en plus fréquents
Les auteurs de l’étude rappellent que 41% des naissances aux États-Unis en 2020 se sont produites dans les 26 États qui interdisent ou interdiront probablement l’avortement. Ils estiment qu’au cours de la prochaine année, dans ces mêmes États, près de 1500 femmes recevront un diagnostic de cancer associé à leur grossesse. Le cancer du sein, le cancer du col de l’utérus, le lymphome, le cancer de l’ovaire, la leucémie, le cancer colorectal et le mélanome sont les plus courants. Leur incidence devrait augmenter à mesure que l’âge auquel les femmes décident d’avoir un enfant continue d’augmenter.
« Les restrictions sur l’interruption de grossesse auront principalement un impact sur les cas dans lesquels un traitement oncologique est nécessaire de toute urgence, mais contre-indiqué pendant la grossesse, alors que le fœtus n’est pas encore viable », résume Katherine Van Loon, professeure agrégée de médecine clinique à l’Université de Californie à San Francisco, directrice du programme de lutte contre le cancer de l’UCSF et auteure principale de l’étude.
Quatre facteurs principaux entrent en jeu dans cette prise de décision difficile : le diagnostic, le stade et le pronostic de la mère ; l’âge gestationnel de l’embryon ou du fœtus ; le plan thérapeutique recommandé ; les valeurs et croyances de la mère.
À savoir qu’un fœtus est considéré comme « médicalement viable » à un âge gestationnel minimum de 24 semaines et comme « gravement prématuré » jusqu’à 28 semaines — dans les deux cas, le risque de décès est élevé. Dans le cas où le traitement contre le cancer ne pourrait être administré en toute sécurité pour l’enfant à naître, l’équipe médicale doit donc évaluer la balance bénéfice-risque du traitement : autrement dit, comparer les risques d’un accouchement prématuré pour le fœtus vs les risques d’un traitement oncologique différé pour la mère.
La vie de centaines de femmes mise en jeu
La réflexion est d’autant plus difficile que les données de sécurité concernant les effets des thérapies anticancéreuses sur le fœtus sont limitées. La chimiothérapie doit être évitée au cours du premier trimestre, mais plusieurs produits peuvent généralement être administrés en toute sécurité au cours des deuxième et troisième trimestres. La chirurgie doit être pratiquée par des spécialistes de la grossesse. La radiothérapie peut quant à elle être pratiquée si la cible n’implique pas le bassin et qu’un blindage supplémentaire est appliqué.
Dans tous les cas, la récente décision de la Cour suprême aura un impact notable sur la capacité des oncologues à fournir des soins optimaux dans ces cas complexes. Sur la base du taux d’occurrence des cancers liés à la grossesse et des taux estimés d’IVG, entre 135 et 420 femmes seront confrontées à une situation menaçant leur propre vie au cours de l’année à venir, selon les deux auteures de l’étude.
De même, les oncologues œuvrant dans les États qui restreignent l’accès à l’IVG se retrouveront dans des situations délicates, coincés entre leur devoir de sauver la vie de leurs patientes et les termes législatifs stricts encadrant l’interruption de grossesse définis par ces États. « Si une femme a besoin d’une thérapie oncologique pour sauver sa propre vie, les médecins ne devraient pas être criminalisés pour avoir décidé de lui fournir les meilleurs soins possibles », a déclaré Van Loon.
L’un des juges de la Cour suprême, Brett Kavanaugh — fervent opposant à l’avortement — a cité le droit constitutionnel de voyager entre les États comme moyen d’accéder à l’avortement dans un autre État, mais Van Loon et sa co-auteure craignent que cette disposition ne soit longuement débattue. Dans le meilleur des cas, seules les femmes les plus aisées pourront se permettre le déplacement, ce qui accentuera encore la fracture sociale.