L’expression populaire « avoir une mémoire de poisson rouge » ne revêt plus du tout le même sens depuis que des chercheurs ont réfuté le fait qu’ils avaient peu de mémoire. Leur découverte apporte la preuve irréfutable que ces animaux se souviennent parfaitement de leur environnement, et montrent une grande capacité à estimer les distances, grâce à un système de navigation similaire aux mammifères. Leur étude permettra de comprendre l’évolution de ce système à travers le règne animal.
Des structures neuronales clés qui sous-tendent la navigation ont été découvertes chez les mammifères, les oiseaux et les reptiles. Ces cellules neurales, situées dans la formation hippocampique des mammifères, permettent à un individu d’obtenir des informations sur sa position dans l’espace en créant une carte interne de son environnement.
La présence des circuits neuronaux similaires chez ces trois groupes d’animaux suggère l’existence d’un plan de base de ce circuit chez leur ancêtre commun. Mais il n’est pas clair si des structures similaires existent également chez les poissons. Ces connaissances permettraient de construire une image plus cohérente de l’évolution des systèmes de navigation spatiale chez les animaux.
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Une étape essentielle pour combler cette lacune consiste à comprendre le comportement spatial des poissons, le résultat final du traitement spatial dans le cerveau. Déterminer si ces derniers peuvent naviguer efficacement en calculant les informations de distance et de direction de déplacement, et estimer les mécanismes sensoriels associés à ces comportements, informeraient les scientifiques sur les structures neuronales susceptibles de les soutenir.
Récemment, une équipe de chercheurs de l’Université d’Oxford a testé cette capacité de navigation et d’estimation des distances chez les poissons rouges (Carassius auratus), tâche essentielle à la cartographie spatiale. Leurs résultats, publiés dans la revue Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, mettent à mal la croyance générale que ces animaux ont des capacités de mémorisation limitées.
Des souvenirs chez le poisson rouge
Pour déterminer si les poissons ont des systèmes de navigation spatiale similaires à ceux des espèces terrestres, l’équipe, dirigée par le Dr Adélaïde Sibeaux, a entraîné neuf poissons rouges à parcourir une distance de 70 cm dans un bassin étroit tapissé d’un motif répétitif de rayures verticales tous les 2 cm. En atteignant la distance définie, les poissons sont incités par un signal externe à faire demi-tour et à nager jusqu’à la position de départ, où ils reçoivent une récompense alimentaire.
Dans un premier temps, les chercheurs ont testé si le poisson nageait sur la même distance, si le signal externe était supprimé ; puis si la position de départ était décalée. Dans un second temps, ils ont testé si les poissons rouges nageaient sur la même distance lorsque le motif de fond était modifié.
La plupart des poissons rouges ont estimé avec précision la distance définie lorsque le signal externe pour faire demi-tour a été supprimé. Lorsque l’arrière-plan était modifié en un motif de rayures verticales tous les 1 cm (doublant la fréquence des informations spatiales), les poissons rouges surestimaient la distance qu’ils parcouraient de 36%. Cela signifiait qu’ils tournaient avant d’atteindre la distance cible.
Lorsque le motif de fond a été remplacé par des lignes horizontales, le poisson a nagé sur une distance légèrement plus courte. De plus, les poissons sont devenus plus incohérents dans leur estimation de la distance, montrant deux fois plus de variation que lorsque le fond avait un motif de rayures verticales.
Il n’y avait pas de différence dans la distance de nage lorsque le motif était remplacé par un motif à carreaux de 2 cm, par rapport au motif à rayures verticales de 2 cm. Ces deux modèles avaient la même fréquence d’informations spatiales.
Par conséquent, les auteurs ont conclu que c’est le changement de fréquence spatiale et non le changement de motif qui modifie la distance de nage. En effet, lorsque les informations de flux optique (motif) ont été supprimées ou considérablement réduites, les estimations de distance devenaient incohérentes, démontrant que les informations sur le flux optique sont cruciales dans l’estimation de la distance du poisson rouge.
Un fonctionnement mémoriel différent chez les poissons
S’il est évident, d’après ces recherches, que le poisson possède des capacités de mémorisation bien plus importantes que prévu, il semble qu’ils les utilisent d’une façon inédite, comparativement aux nombreuses espèces terrestres connues pour utiliser le flux optique dans l’estimation de la distance.
Les animaux terrestres, y compris les humains, les fourmis, les araignées-loups et les abeilles mellifères, estiment les distances en mesurant comment l’angle entre leur œil et les objets environnants change au cours de leur voyage. En d’autres termes, ils intègrent le mouvement de l’image (c’est-à-dire la vitesse du fond visuel sur la rétine) et non la structure du fond (c’est-à-dire la fréquence du flux optique) pour estimer la distance. Pour sa part, le poisson rouge semble utiliser le nombre de changements de contraste subis (le motif) en cours de route.
Une étude similaire menée par le même groupe de recherche, dirigée par la Dr Cecilia Karlsson, a récemment démontré que les balistes Picasso (Rhinecanthus aculeatus) étaient également capables d’estimer avec précision les distances. Le poisson a reproduit la distance apprise de 80 cm avec une sous-estimation moyenne de seulement 4 cm.
Concrètement, il faut savoir que les deux espèces de poissons habitent des environnements visuels différents. Malgré la diversité des repères visuels, les environnements aquatiques tels que les étangs, les rivières et les récifs présentent une grande variété de caractéristiques visuelles (par exemple, des branches submergées, des algues, des rochers et des coraux) qui sont susceptibles de fournir une modulation spatiale suffisante pour permettre aux poissons d’estimer la distance.
Alternativement, les espèces vivant dans des environnements sombres (les grottes et les eaux profondes) ou très troubles, sont susceptibles d’exploiter un mécanisme sensoriel alternatif, comme le comptage du nombre de battements de nageoires ou la collecte d’informations à partir de la ligne latérale, pour estimer la distance.
Les résultats combinés de ces deux études indiquent que l’estimation visuelle de la distance est largement répandue parmi les taxons, mais que les informations visuelles extraites diffèrent des poissons par rapport aux insectes ou aux mammifères.
L’auteur principal, le Dr Adelaide Sibeaux (Département de biologie, Université d’Oxford), conclut dans un communiqué : « Nous présentons des preuves solides que les poissons rouges peuvent estimer avec précision la distance et montrent qu’ils utilisent le flux optique pour le faire. Ces résultats fournissent une base convaincante pour utiliser le poisson rouge comme système modèle pour étudier l’évolution des mécanismes qui sous-tendent la cognition spatiale chez les vertébrés ».