Rassurez-vous, personne n’a (encore) créé de cerveaux de laboratoire dotés de conscience. Mais, oui, les chercheurs sont capables depuis des années de créer des mini-cerveaux, appelés organoïdes cérébraux, servant de modèles de comportement neuronal dans le cadre de différentes recherches, dont l’étude de certaines pathologies cérébrales. Récemment, des scientifiques ont créé des organoïdes cérébraux contenant une variante génétique hébergée par deux parents humains éteints, les néandertaliens et les denisoviens.
Pour commencer, il faut savoir que les tissus ici développés à partir de cellules souches humaines sont loin d’être de véritables représentations du cerveau de l’homme de Néandertal ou de Denisova. Cependant, ils présentent des différences distinctes des organoïdes humains classiques, notamment en termes de taille, de forme et de texture. Les résultats, publiés dans la revue Science le 11 février, pourraient aider les chercheurs du monde entier à comprendre les voies génétiques qui ont permis au cerveau humain d’évoluer ainsi.
« C’est un document extraordinaire avec des revendications extraordinaires », déclare Gray Camp, un biologiste du développement à l’Université de Bâle en Suisse, dont le laboratoire a rapporté l’année dernière avoir cultivé des organoïdes cérébraux contenant un gène commun aux néandertaliens et aux humains. Ces derniers travaux poussent la recherche plus loin en examinant les variantes de gènes que l’Homme a perdues au cours de l’évolution. Mais Camp reste sceptique quant aux implications des résultats, et affirme que ces travaux apportent d’autres questions qui devront être étudiées à leur tour.
Les humains sont plus étroitement liés aux néandertaliens et aux denisoviens qu’à n’importe quel primate vivant, et l’on trouve encore quelque 40% du génome des néandertaliens répartis dans la population actuelle. Mais les chercheurs ont des moyens limités pour étudier le cerveau de ces anciennes espèces : les tissus mous ne sont pas bien préservés et la plupart des études reposent uniquement sur l’inspection de la taille et de la forme des crânes fossilisés. Mais il est important de savoir en quoi les gènes des espèces diffèrent de ceux de l’Homme, car cela aide les chercheurs à comprendre ce qui rend l’espèce humaine unique, en particulier son cerveau.
Les chercheurs, dirigés par Alysson Muotri, neuroscientifique à l’Université de Californie à San Diego, ont utilisé la technique d’édition du génome CRISPR-Cas9 pour introduire la version « néandertalienne » et « dénisovienne » d’un gène appelé NOVA1 dans des cellules souches pluripotentes humaines (qui peuvent se développer en n’importe quel type de cellule). Ils les ont cultivées pour former des organoïdes, des amas de tissus semblables au tissu cérébral d’un diamètre pouvant atteindre 5 millimètres, à côté d’organoïdes normaux du cerveau humain à des fins de comparaison.
NOVA1, le gène clé de la formation des synapses
Il est immédiatement apparu que les organoïdes exprimant la variante archaïque de NOVA1 étaient différents. « Dès que nous avons vu la forme des organoïdes, nous avons su que nous étions sur la bonne voie », explique Muotri. Les organoïdes du cerveau humain sont généralement lisses et sphériques, alors que les organoïdes produits avec l’ancien gène avaient des surfaces rugueuses et complexes, et étaient plus petits. Cela est probablement dû aux différences dans la façon dont les cellules se développent et se multiplient, selon les auteurs.
Pour déterminer quel gène archaïque exprimer dans les organoïdes, les chercheurs ont comparé une bibliothèque de séquences du génome humain avec les génomes presque complets de deux néandertaliens et d’un Dénisovien. Ils ont identifié 61 gènes pour lesquels la version humaine est systématiquement différente de celle des espèces anciennes. Parmi ceux-ci, NOVA1 est impliqué dans la formation des synapses du cerveau, ou jonctions nerveuses, et est associé à des troubles neurologiques lorsque son activité est altérée.
Le gène humain NOVA1 diffère de la variante archaïque — qui est toujours présente chez d’autres primates vivants — par une seule base que les chercheurs ont intégrée dans les cellules souches à l’aide de CRISPR-Cas9. Cette différence échange un seul acide aminé de la protéine NOVA1 produit par les organoïdes archaïques. « Le fait que tous les humains, ou presque tous les humains, ont maintenant cette version et non l’ancienne, signifie que cela nous a donné un énorme avantage à certains moments de l’évolution. La question que nous nous posons maintenant est donc de savoir quels sont ces avantages », déclare Muotri.
Les différences entre les organoïdes résultants se sont poursuivies au niveau moléculaire. L’équipe a trouvé 277 gènes qui ont une activité différente entre le gène ancien et les organoïdes humains ; certains de ces gènes sont connus pour affecter le développement neuronal et la connectivité. En conséquence, les organoïdes archaïques contenaient différents niveaux de protéines de synapse et leurs neurones étaient activés de manière moins ordonnée que ceux des tissus de contrôle. Il est également prouvé qu’ils ont mûri plus rapidement.
Un petit pas génétique, mais un grand pas évolutif
« La découverte la plus significative est que si l’on renverse [le gène] à un état ancestral, on observe un effet dans l’organoïde », explique Wolfgang Enard, généticien évolutionniste à l’université Ludwig Maximilian de Munich, en Allemagne. Maximilian s’étonne qu’une si petite différence génétique provoque des changements aussi évidents, mais il doute qu’uniquement l’aspect particulier des organoïdes nous en dise long sur le cerveau de l’homme de Néandertal.
Il met également en garde contre le fait qu’il est peu probable que ces organoïdes issus de gènes anciens représentent pleinement le véritable tissu cérébral de l’homme de Néandertal. Au contraire, les caractéristiques observées pourraient être le résultat de la modification d’une protéine importante présente chez l’Homme en raison des effets cumulés de nombreuses mutations empilées les unes sur les autres au fil du temps. « C’est comme le (jeu de société d’adresse) Jenga. […] Vous retirez cet acide aminé et le cerveau ne fonctionne plus ».
Néanmoins, l’approche des organoïdes édités pourrait être utile pour étudier l’évolution du cerveau chez les primates, explique Suzana Herculano-Houzel, neuroscientifique évolutionniste de l’université Vanderbilt à Nashville, dans le Tennessee. L’équipe de Muotri prévoit maintenant de développer des organoïdes édités pour contenir d’autres gènes réversibles qui pourraient offrir des perspectives sur le cerveau humain. Si les chercheurs peuvent comprendre la voie de l’évolution qui a conduit les humains à leur état actuel, ils pourraient améliorer la compréhension des maladies spécifiques au cerveau humain.