Tim Friede, un éleveur de serpents de la petite ville de Two Rivers, dans le Wisconsin, a développé une hyper-immunité au venin en se laissant volontairement mordre plus de 200 fois par certaines des espèces les plus dangereuses de la planète. Les anticorps présents dans son organisme ont permis la mise au point du sérum anti-venin le plus puissant à ce jour, offrant une protection complète contre les effets mortels de 13 serpents testés, dont le mamba noir et le cobra royal, chez les souris. Ce sérum expérimental pourrait à terme contribuer au développement d’un anti-venin universel.
La méthode de fabrication des sérums anti-venin est restée largement inchangée depuis un siècle. Elle repose sur l’injection de faibles doses de venin à des animaux tels que les chevaux ou les moutons, afin de provoquer une réponse immunitaire. Toutefois, ces traitements présentent des limites : leur efficacité est souvent restreinte à certaines espèces ou régions géographiques, et les anticorps non humains qu’ils contiennent peuvent entraîner des réactions indésirables, voire des chocs anaphylactiques.
Le besoin d’un sérum à large spectre se fait donc cruellement sentir. À ce jour, la majorité des anti-venins ne couvre qu’une fraction des quelque 600 espèces de serpents venimeux recensées dans le monde. Selon l’Organisation mondiale de la santé, entre 81 410 et 137 880 personnes succombent chaque année à des morsures de serpents, tandis que près de 400 000 survivants restent handicapés, souvent amputés. Des chiffres probablement sous-évalués, les victimes vivant en grande majorité dans des zones rurales et isolées où les données sont rares.
Face à cette situation, Jacob Glanville, immunologiste et PDG du laboratoire Centivax, s’est donné pour objectif, depuis 2017, de concevoir un anti-venin à portée universelle. Fort de son expérience dans la mise au point de vaccins à large spectre, il cherchait un profil atypique : « un chercheur maladroit sur les serpents qui avait été mordu accidentellement à plusieurs reprises », selon ses propos rapportés par l’AFP, afin d’en faire un donneur d’anticorps potentiels.
C’est au hasard d’une vidéo montrant Tim Friede se faire mordre successivement par plusieurs serpents venimeux sans présenter de séquelles que Glanville découvre son futur collaborateur. Un premier contact s’établit, au cours duquel le chercheur aurait déclaré : « je sais que c’est gênant, mais j’aimerais mettre la main sur un peu de votre sang. »
Selon une étude récemment publiée dans la revue Cell, l’hyper-immunité développée par Friede a permis de concevoir ce qui est ce qui est probablement le plus puissant sérum anti-venin à ce jour. « Ce qui rend ce donneur exceptionnel, c’est son historique immunitaire unique », explique Glanville dans un communiqué. « Non seulement il a probablement généré des anticorps à large spectre, mais ceux-ci pourraient poser les bases d’un anti-venin universel. »
Une forme extrêmement rare d’hyper-immunité
Friede s’est passionné pour les serpents dès l’enfance. Mais c’est au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, plongé dans un profond désarroi, qu’il décide de descendre dans son sous-sol et de se faire mordre par deux serpents figurant parmi les plus mortels de la planète. Il sombre alors dans le coma et ne reprend conscience que quatre jours plus tard.
Loin d’être dissuadé, cet ancien mécanicien choisit au contraire de poursuivre ses expériences, en s’inspirant du mithridatisme — pratique consistant à s’exposer progressivement à un poison pour y développer une résistance. Entre 2000 et 2018, il se fait mordre plus de 200 fois par des espèces aux venins parmi les plus mortels, telles que les cobras, les taïpans, les mambas noirs ou encore les crotales. Il s’auto-injecte également du venin à plus de 650 reprises.
Convaincu du potentiel médical de son sang, il finit par se dire : « Si l’on fabrique des anti-venins à partir de chevaux, pourquoi ne pas simplement me transformer en primate ? », rapporte-t-il à l’AFP. Longtemps ignoré par les scientifiques, il est finalement contacté par Jacob Glanville.
L’analyse de son sang révèle une forme rarissime d’hyper-immunité : ses anticorps sont capables de neutraliser simultanément plusieurs neurotoxines de serpents. « Ce donneur, durant près de 18 ans, a subi des centaines de morsures et s’est auto-immunisé avec des doses croissantes de venins issus de 16 espèces de serpents très dangereux, dont la toxicité tuerait normalement un cheval », souligne Glanville dans le même communiqué.
Vers un anti-venin universel contre les serpents ?
Afin de concevoir un sérum anti-venin à large spectre, les chercheurs ont mené une batterie de tests sur les venins de 19 des serpents les plus létaux de la famille des élapidés (cobras, mambas, serpents corail…), classés en catégories 1 et 2 par l’OMS. Du sang du donneur, l’équipe a isolé des anticorps réactifs aux neurotoxines spécifiques de ces serpents.
Le cocktail mis au point repose sur trois composants principaux : deux anticorps du donneur et une petite molécule inhibitrice de toxine, la varespladib. Le sérum a ensuite été testé sur des modèles murins, avec des résultats probants : le LNX-D09, le premier anticorps, a immunisé les souris contre des doses mortelles de venins issus de six espèces. L’ajout de varespladib a permis d’élargir la protection à trois autres. Enfin, le SNX-B03, second anticorps, a étendu cette protection à l’ensemble des 19 venins testés.
Le cocktail confère ainsi une protection complète contre les effets mortels de 13 des 19 serpents testés, et une protection partielle contre les six autres. Les chercheurs estiment qu’un quatrième agent pourrait suffire à couvrir l’ensemble. À ce stade, les résultats suggèrent que cette combinaison pourrait également neutraliser de nombreux autres venins d’élapidés.
L’étape suivante consistera à tester l’efficacité du sérum sur le terrain. L’équipe prévoit de l’administrer à des chiens admis dans des cliniques vétérinaires australiennes après des morsures de serpents, avant d’élargir les essais. Les chercheurs envisagent aussi d’accroître la portée du traitement à d’autres familles de serpents, notamment les vipéridés.
« Nous développons actuellement les réactifs nécessaires pour identifier le cocktail minimal permettant une protection étendue contre les venins des vipéridés », explique Peter Kwong, coauteur principal de l’étude, professeur de sciences médicales au Collège de médecine Vagelos de l’Université Columbia et ancien membre des National Institutes of Health. « Le produit final pourrait prendre la forme de deux sérums distincts : un pour les élapidés, un autre pour les vipéridés, certaines régions du monde n’abritant que l’un ou l’autre. »