La matière noire représente l’une des énigmes majeures de la cosmologie moderne. Constituant environ 27% de la densité totale d’énergie et 85% de la matière de l’Univers, elle intervient dans l’explication de nombreux phénomènes astrophysiques, de la dynamique des galaxies à la formation des grandes structures du cosmos. Cependant, la récente découverte d’une galaxie sans matière noire a apporté un nouveau déluge de questions.
Le concept de matière noire émerge dès les années 1930 avec les astronomes Fritz Zwicky et Sinclair Smith. Toutefois, il faut attendre 1970 pour que les astrophysiciens Vera Rubin et Kent Ford proposent officiellement l’idée à la communauté scientifique. Aujourd’hui, nombreux sont les modèles théoriques impliquant l’existence de matière noire, y compris notre modèle cosmologique standard : le modèle Λ-CDM (pour Cold Dark Matter, matière noire froide). Ainsi, cette insaisissable matière est-elle censée expliquer la courbe anormale de rotation des galaxies, certaines anisotropies du fond diffus cosmologique ou encore la formation des grandes structures.
Dans les modèles galactiques actuels, les galaxies sont composées d’un halo de matière noire ; le ratio halo/masse des étoiles atteignant un minimum de 30 pour des galaxies similaires à la Voie lactée. Dans un grand nombre de galaxies, la masse de la matière noire est supérieure à la masse de la matière baryonique (matière classique). Dès lors, la récente observation d’une galaxie sans matière noire a plongé les scientifiques en pleine perplexité. L’équipe internationale d’astrophysiciens a publié sa découverte dans la revue Nature.
Appelée NGC1052-DF2, cette galaxie, située à 65 millions d’années-lumière de la Terre dans la constellation de la Baleine, sort quelque peu de l’ordinaire. De même taille qu’une galaxie spirale, elle possède cependant extrêmement peu d’étoiles, environ 1 étoile pour 200 dans la Voie lactée, soit une masse stellaire d’environ 200 millions de masses solaires (contre 50 milliards de masses solaires pour la Voie lactée). DF2 est donc une galaxie ultra-diffuse (GUD).
« Découvrir une galaxie sans matière noire est inattendu car cette mystérieuse et invisible substance compose normalement majoritairement n’importe quelle galaxie » explique Pieter van Dokkum, astrophysicien à l’université de Yale et auteur principal de l’étude. « Pendant des dizaines d’années, nous pensions que les galaxies se formaient à partir d’amas de matière noire. À partir de là, tout s’enchaîne : le gaz tombe dans le halo de matière noire, il se condense en étoiles qui évoluent progressivement, puis l’on termine avec une galaxie comme la Voie lactée. NGC1052-DF2 remet donc en question nos idées sur la formation des galaxies ».
Pour ce faire, Pieter van Dokkum et son équipe ont commencé par utiliser un télescope construit précisément pour l’observation d’objets ultra-diffus : le Dragonfly Telescope Array, situé au Nouveau-Mexique. Ils ont ensuite approfondi leurs investigations en utilisant trois autres télescopes (Hubble, Gemini North et Keck). Ces instruments leur ont permis de mesurer la vitesse de certaines étoiles afin de déterminer la masse totale de la galaxie.
Les auteurs se sont plus précisément concentrés sur une population d’une dizaine d’amas globulaires inhabituellement lumineux. Ils ont pu mesurer, grâce au spectrographe DEIMOS (pour Deep Imaging Multi-Object Spectrograph) du télescope Keck, une vitesse de dispersion de ces objets inférieure à 10.5 km/s (avec une fidélité de 90%), conduisant au calcul d’une masse galactique de 340 millions de masses solaires pour un rayon de 7.6 kpc. Cette masse totale correspond donc quasiment à la masse totale de matière baryonique observée. De tels résultats indiquent un sérieux déficit en matière noire, 400 fois moins que la quantité attendue pour une galaxie de ce type.
« C’est comme si vous preniez une galaxie et que vous n’aviez que le halo stellaire et les amas globulaires, et qu’il manquait donc tout le reste » explique van Dokkum. « Aucune théorie ne prédit l’existence d’une telle galaxie. Cette galaxie est un mystère total, tout est étrange chez elle. Et la manière dont elle a pu se former est complètement inconnue ».
Les théories actuelles concernant la formation des galaxies impliquent des zones concentrées en matière noire – appelées agrégats – autour desquelles les proto-galaxies se forment initialement. En outre, à la liste des anomalies galactiques mises en évidence chez DF2, s’ajoutent l’absence de bulbe galactique et de trou noir supermassif.
Malgré l’incohérente existence de cette galaxie au regard de nos modèles théoriques, les astrophysiciens ont quand-même tenté de proposer quelques hypothèses. NGC1052-DF2 fait partie d’un amas galactique dominé par l’énorme galaxie spirale NGC 1052, situation qui aurait pu jouer un rôle dans sa formation.
Selon les auteurs, la galaxie ultra-diffuse pourrait s’être formée à partir du gaz effondré à l’origine de la formation de NGC 1052, mais ce gaz se serait morcelé trop vite, conduisant à une DF2 très peu dense. Une autre idée avance que DF2 aurait pu se former dans un nuage de gaz éjecté par la fusion de deux galaxies proches, mais que l’événement aurait été si violent que la totalité du gaz et de la matière noire aurait été soufflée, empêchant NGC1052-DF2 de former plus d’étoiles.
Néanmoins, ces hypothèses ne sont pas totalement convaincantes et ne parviennent pas à expliquer toutes les particularité de la galaxie. Les auteurs continuent donc leurs observations de galaxies ultra-diffuses à l’aide du Dragonfly Telescope Array afin de recueillir plus de données statistiques. Parmi les 23 GUD actuellement observées, quelques unes présentent des caractéristiques similaires à DF2, ce qui devrait aider les scientifiques à mieux comprendre ces anomalies. « Toutes les galaxies observées jusqu’à maintenant contiennent de la matière noire, et peuvent être classées dans des catégories familières, comme les galaxies spirales ou elliptiques » précise van Dokkum.
Cette découverte est capitale car elle permet également de démontrer la réalité de la matière noire. Elle montre que la matière noire n’est pas toujours couplée à la matière baryonique à l’échelle galactique. Dans ces cas-là, les étoiles se déplacent à des vitesses moindres. En outre, ces observations présentent une image unique d’un univers dépourvu de matière noire. « Qu’obtiendrions-nous si l’univers ne contenait pas de matière noire ? Peut-être est-ce ce que nous observerions » conclut van Dokkum.