Solide, liquide, gaz, plasma : il y a bien longtemps que ces états traditionnels de la matière ont été dépassés. La liste des nouveaux venus est toujours plus longue et absconse : cristal liquide, supraconducteur, condensat de Bose-Enstein… Et un nouvel arrivant vient étoffer un peu plus ce cadavre exquis. Encore anonyme, cet état quantique de la matière regroupe des quadruplets d’électrons et viole la symétrie d’inversion du temps, remettant en cause la théorie explicative des matériaux supraconducteurs couramment adoptée.
Un état au-delà de la supraconductivité : c’est en ces termes que l’on pourrait décrire la découverte d’une équipe internationale de chercheurs, publiée le 18 octobre dans la revue Nature Physics. En expérimentant sur le composé à base de fer prénommé Ba1-xKxFe2As2 (ou plus sobrement Ba-122), les physiciens ont démontré que celui-ci cessait sous certaines conditions de se comporter en supraconducteur — état de la matière à très basse température où les électrons, organisés en paires, transmettant parfaitement le courant électrique sans résistance.
En effet, au-delà de la transition de phase vers l’état supraconducteur, les auteurs ont démontré que le matériau se métamorphosait. De condensation en paires de fermions — des particules fondamentales comme le proton, l’électron ou les quarks —, Ba-122 passe aux quadruplets de fermions, et acquiert un champ magnétique lui conférant une résistance au courant électrique. Cerise sur le gâteau, ce nouvel état viole la symétrie T : c’est-à-dire qu’en inversant les coordonnées de temps du système physique, il disparaît. Une vraie révolution dans le petit monde de la supraconductivité.
Près de vingt ans d’attente
Si ce résultat sonne comme une consécration pour Egor Babaev, l’un des principaux auteurs du papier, c’est parce qu’il a consacré près de 20 ans de sa vie à étudier le phénomène de la condensation de quadruplets d’électrons dans les supraconducteurs : d’abord sous un angle théorique, avant de passer à la pratique. Dès 2004, il suppute l’apparition de quadruplets d’électrons dans des matériaux supraconducteurs sous certaines conditions.
Puis, en 2012, il considère que ce phénomène est observable dans un matériau réel : la chasse est lancée. Aperçue pour la première fois en 2018, l’organisation en quadruplets d’électrons est scrutée sous toutes les coutures pendant trois longues années dans plusieurs laboratoires : le résultat final n’en est que plus solide. Ce qui est bien nécessaire au vu du monument qu’il déstabilise, à savoir la théorie BCS.
Encore considérée aujourd’hui comme la meilleure théorie de la supraconductivité, la théorie BCS (du nom de ses concepteurs John Bardeen, Leon Nail Cooper et John Robert Schrieffer), qui a valu le prix Nobel de physique 1972 à ses auteurs, explique l’apparition de la supraconductivité par la formation de paires d’électrons qui, à très basse température, sont capables de s’associer en paires malgré leurs charges négatives censées les maintenir à distance.
Ces paires d’électrons singulières, appelées paires de Cooper, perdent leur cohérence dans ce nouvel état basé sur des quadruplets d’électrons, qui ne devrait pas exister selon la théorie BCS… confirmant que les chercheurs sont allés au-delà de la supraconductivité.
Une rupture de la symétrie T à l’origine des « impossibles » quadruplets
Comment expliquer l’existence de ces quadruplets d’électrons ? Selon les auteurs de l’étude, la réponse est à chercher du côté de la dernière singularité de ces structures, certainement la plus intrigante : elles brisent la symétrie T.
La symétrie T désigne, en physique des particules, le fait qu’un système physique se comporte de la même manière si l’on remplace le temps par l’inverse du temps (une sorte de « temps négatif ») dans ses formules descriptives. Or, si cette loi fondamentale de la physique s’applique bien à la supraconductivité dans la théorie BCS, elle ne s’applique pas aux quadruplets d’électrons récemment découverts, qui seront donc dans un état différent si l’on « inverse le temps ». Comme si votre verre d’eau liquide se transformait en glace si vous rembobiniez le fil du temps !
« Il faudra encore de nombreuses années pour vraiment comprendre ce nouvel état de la matière », reconnaît Egor Babaev à SciTech Daily. Plus que l’aboutissement d’un questionnement, la découverte de la condensation en quadruplets de fermions est donc un champ ouvert à de nouvelles investigations passionnantes pour mieux cerner ce nouvel état de la matière.