De nombreux chercheurs travaillent aujourd’hui à la création d’ordinateurs quantiques fonctionnels. Dotés d’une énorme puissance de calcul, ils font miroiter de nombreuses avancées. Pourtant, ils sont toujours confrontés à un obstacle de taille : leurs unités fondamentales qui permettent les calculs, que l’on appelle « qubits », ne parviennent pas à maintenir leur cohérence très longtemps. En créant deux « dimensions temporelles », des chercheurs explorent une solution à ce problème.
Leur objectif est de parvenir à « protéger » les informations quantiques d’une façon plus efficace que dans les systèmes quantiques actuels. Leurs résultats ont été publiés dans le journal Nature. Pour mieux comprendre comment ils en sont arrivés là, il faut rappeler ce qu’est, fondamentalement, un « qubit ». Le qubit est avant tout l’unité d’information la plus élémentaire. Dans un ordinateur classique, on trouve à la place de ces qubits des « bits ». Leur valeur est de 0 ou de 1, et ils permettent de composer tous les « codes » nécessaires aux calculs de l’ordinateur.
Dans un ordinateur quantique, les qubits peuvent (en plus de ces deux états) être simultanément 0 et 1. Cet état, assez difficile à conceptualiser, est ce que l’on appelle la « superposition quantique ». C’est précisément cela qui permet de repousser les limites du calcul standard. La densité d’informations supplémentaires, ainsi que les interactions des qubits entre eux, permettent de résoudre des calculs d’une extrême complexité, et ce bien plus rapidement.
Cependant, cet état quantique est aussi très difficile à maintenir. En effet, d’un point de vue plus concret, les qubits sont constitués d’atomes. Dans ce cas précis, les scientifiques ont choisi de travailler sur 10 atomes d’ytterbium. Dans leur système, chacun de ces ions est maintenu et contrôlé individuellement par des champs électriques produits par un piège à ions. Il peut être manipulé ou mesuré à l’aide d’impulsions laser. Cette configuration est relativement classique dans le domaine du calcul quantique.
Ce qui rend la chose compliquée, ce sont les interactions de ces ions avec leur environnement. En effet, pour effectuer les calculs quantiques, les ions doivent notamment interagir entre eux. Mais les interactions qu’ils peuvent avoir avec leur environnement sont précisément ce qui peut briser leur état quantique. « Même si vous gardez tous les atomes sous contrôle strict, ils peuvent perdre leur état quantique en parlant à leur environnement, en s’échauffant ou en interagissant avec des choses d’une manière que vous n’aviez pas prévue », explique ainsi Philipp Dumitrescu, l’un des auteurs de l’étude, dans un communiqué. « En pratique, les dispositifs expérimentaux ont de nombreuses sources d’erreur qui peuvent dégrader la cohérence après seulement quelques impulsions laser ».
Les chercheurs ont souhaité dans leurs travaux explorer la piste d’une « dimension temporelle » supplémentaire. Selon eux, l’ajout de cette dimension réduirait le risque de décohérence des atomes. Pour comprendre cette idée, il est possible de faire un parallèle avec les « quasi-cristaux ». Dans un cristal classique, on observe une structure régulière et répétée : il y a un motif régulier, un peu à la façon des alvéoles d’une ruche, des cases d’un échiquier… Un quasi-cristal est un peu différent : il a bien une structure ordonnée, et pourtant, sa structure ne se répète jamais. Les carrelages faits en pavage dits de « Penrose » en sont un bon exemple, que l’on peut couramment observer dans la vie quotidienne.
Des cristaux temporels
Or, un peu de la même façon, il est possible d’obtenir ce que l’on appelle des « cristaux temporels« . On considère qu’il y a des motifs qui se répètent, mais cette fois dans le temps. De façon très concrète, il s’agit dans le cas présent de stimuler périodiquement les atomes avec des lasers pour générer des mouvements, répétés indéfiniment dans le temps (par exemple, une particule bouge et revient à la même place). Cette méthode, déjà utilisée, apporte une « symétrie » temporelle dont il a été prouvé qu’elle permet de renforcer la cohérence des qubits. Cette fois-ci, plutôt que d’apporter des impulsions laser régulières, les scientifiques ont donc choisi d’envoyer des impulsions « quasi rythmiques ». C’est-à-dire que ces impulsions sont ordonnées, mais non répétitives : comme dans le cas d’un quasi-cristal.
Ces impulsions ont été envoyées selon la séquence de Fibonacci. Dans une telle séquence, chaque partie de la séquence est la somme des deux parties précédentes (A, AB, ABA, ABAAB, ABAABABA, etc). Schématiquement, une séquence régulière aurait donné au contraire A, B, A, B… On est donc bien dans une séquence ordonnée, mais qui ne se répète pas. En « bombardant » les qubits de cette façon, les scientifiques obtiennent en quelque sorte deux « motifs » de temporalité différente. En réponse au rythme du laser, les qubits subissent également un mouvement quasi périodique, mais différent de celui du laser. C’est pour cela que les chercheurs parlent de deux « dimensions temporelles » simultanées.
Or, selon eux, ces mouvements si particuliers sont à même d’annuler des erreurs qui pourraient survenir en raison des interactions des qubits avec leur environnement. Cela les rendrait, en somme, plus « résistants ». « L’utilisation par l’approche d’une dimension temporelle ‘supplémentaire’ est une façon complètement différente de penser les phases de la matière », explique Philipp Dumitrescu. « Je travaille sur ces idées théoriques depuis plus de cinq ans, et les voir se concrétiser dans des expériences est passionnant ».
Afin de vérifier leur théorie, les chercheurs ont effectué des tests sur une rangée de 10 atomes formant des qubits. Ils ont d’abord envoyé des impulsions laser à intervalles réguliers, puis sur un rythme correspondant aux nombres de Fibonacci. Ils ont mis l’accent sur les qubits situés aux extrémités de l’alignement de leurs 10 atomes. Leurs résultats semblent plutôt concluants. En effet, avec les impulsions périodiques, les qubits sont restés en état quantique pendant environ 1,5 seconde. Avec le modèle quasi périodique, ils ont pu se maintenir durant toute la durée de l’expérience, c’est-à-dire environ 5,5 secondes. « Parce que la symétrie temporelle supplémentaire offrait plus de protection », explique Philipp Dumitrescu.
Si la résistance a bel et bien été augmentée, il reste à trouver une façon d’utiliser cette nouvelle méthode dans un calcul quantique fonctionnel. « Nous avons cette application directe et alléchante, mais nous devons trouver un moyen de l’intégrer dans les calculs », déclare Philipp Dumitrescu. « C’est un problème ouvert sur lequel nous travaillons ».