Des quasi-particules appelées anyons sont considérées depuis longtemps comme briques de base potentielles pour le développement d’ordinateurs quantiques avancés. La création et la manipulation contrôlées d’anyons non abéliens, en particulier, représentent une étape importante vers l’informatique quantique universelle tolérante aux fautes. L’existence de ces particules n’avait toutefois jamais été prouvée expérimentalement. La société Quantinuum annonce aujourd’hui avoir créé et contrôlé pour la première fois de la matière quantique topologique non abélienne à l’aide de son nouvel ordinateur quantique H2.
L’Univers ne se compose que de deux types de particules élémentaires : les unes appartiennent à la famille des fermions (comme les quarks, les neutrinos, les électrons, etc.), les autres appartiennent à la famille des bosons (gluons, photons, bosons Z, etc.). Les fermions obéissent à la statistique de Fermi-Dirac, qui implique que deux fermions identiques ne peuvent se trouver au même endroit dans le même état quantique. À l’inverse, selon la statistique de Bose-Einstein, plusieurs bosons peuvent occuper simultanément un même état quantique. Les anyons ne rentrent dans aucune de ces deux familles ; ils se situent quelque part entre les deux (leurs statistiques quantiques ne sont ni bosoniques ni fermioniques).
En physique quantique, un anyon est un type de quasiparticule qui n’existe que dans les systèmes bidimensionnels (et seulement dans certaines conditions). On distingue les anyons abéliens — qui jouent un rôle majeur dans l’effet Hall quantique fractionnaire — et les anyons non abéliens. Des expériences menées en 2020 ont permis de détecter des anyons abéliens pour la première fois ; en revanche, les preuves expérimentales de l’existence des anyons non abéliens manquent. Or, la manipulation contrôlée d’anyons non abéliens est depuis longtemps considérée comme la voie à suivre pour utiliser des qubits topologiques dans un ordinateur quantique tolérant aux pannes.
« L’ordinateur quantique le plus performant jamais construit »
Si les scientifiques s’intéressent tant aux anyons, c’est parce qu’ils sont dotés d’une forme de « mémoire ». Lorsqu’un fermion (ou un boson) se déplace à proximité d’un autre, cela n’influe pas sur leur état quantique respectif. En revanche, si un anyon tourne autour d’un autre anyon, leur état quantique collectif change — et plusieurs rotations sont nécessaires pour qu’ils reviennent chacun à leur état d’origine. Or, ils conservent une sorte de mémoire du moment où leur état quantique a changé, et du trajet effectué jusqu’au retour à l’état initial.
Cette capacité les rend particulièrement intéressants pour concevoir des ordinateurs quantiques, pour lesquels les états quantiques sont fragiles et sujets aux erreurs. Les anyons dits non abéliens, en particulier, gardent en mémoire l’ordre dans lequel les changements ont eu lieu. « L’ordre topologique non abélien est un état de la matière très convoité qui présente des propriétés remarquables, notamment des quasi-particules capables de se souvenir de la séquence dans laquelle elles ont été échangées », expliquent les chercheurs dans leur article de pré-impression. L’existence des anyons non abéliens n’avait cependant jamais été prouvée expérimentalement.
La société Quantinuum — qui développe des solutions d’informatique quantique pour les entreprises — a récemment annoncé qu’elle avait pour la première fois réussi à créer et à contrôler des anyons non abéliens grâce à son nouveau système H2, « l’ordinateur quantique le plus performant jamais construit », selon la société. L’une des premières expériences menées sur H2, en collaboration avec des chercheurs de l’Université de Harvard et de Caltech, a mis en évidence un nouvel état de la matière : un état topologiquement ordonné non abélien.
Vers des ordinateurs quantiques plus robustes
L’ordinateur H2 repose initialement sur 32 qubits entièrement connectés et de haute fidélité, créés via des ions ytterbium et baryum piégés à l’aide de champs magnétiques et de lasers. Les scientifiques ont enchevêtré 27 de ces qubits dans une formation appelée réseau de Kagomé ; les qubits étaient alors dotés des propriétés mécaniques quantiques prédites pour les anyons et, lorsque les chercheurs ont « simulé » des déplacements d’anyons en modifiant les interactions entre qubits, ils ont pu constater que les propriétés des anyons changeaient selon les ajustements effectués.
L’état topologique a été créé de manière à ce que ses propriétés puissent être contrôlées avec précision en temps réel, démontrant ainsi la création, le tressage et l’annihilation d’anyons non abéliens, explique la société dans son communiqué. « En utilisant un circuit adaptatif sur le processeur quantique à ions piégés H2 de Quantinuum, nous créons la fonction d’onde de l’état fondamental de l’ordre topologique D4 sur un réseau Kagome de 27 qubits, avec une fidélité par site supérieure à 98,4% », rapporte l’équipe dans son article.
Les qubits se dégradent rapidement, car ils sont très sensibles à leur environnement — ce qui oblige les physiciens à développer des systèmes de correction d’erreur. Les chemins tracés par les anyons non abéliens lorsqu’ils sont enroulés les uns autour des autres devraient en revanche être plus robustes : des perturbations magnétiques peuvent par exemple légèrement déplacer ces chemins sans modifier la nature qualitative de leur liaison.
« Avec notre système de deuxième génération, nous entrons dans une nouvelle phase de l’informatique quantique. […] Les implications pour la société sont considérables et nous sommes impatients de voir comment cette technologie va réellement changer le monde », a déclaré Tony Uttley, président et directeur de l’exploitation de Quantinuum.
Certains experts sont un peu moins optimistes quant au potentiel de ces anyons non abéliens virtuels, souligne un article de Nature, mais saluent néanmoins leur création : « Ce type de système physique recèle une énorme beauté mathématique, et il est incroyable de la voir réalisée pour la première fois, après une longue période », a déclaré Steven Simon, physicien théoricien à l’Université d’Oxford.