Des chercheurs australiens ont découvert pourquoi les personnes atteintes de démence précoce étaient souvent considérées à tort comme dépressives. Ces deux syndromes sont en effet caractérisés par un symptôme commun : une perte profonde de la capacité à éprouver du plaisir (apprécier un bon repas, un moment de détente, un beau spectacle, etc.). C’est la première fois qu’une étude associe la démence précoce et la perte de plaisir.
La démence précoce, désignée également par « démence fronto-temporale » (DFT), représente jusqu’à 10% des cas de démence ; elle débute généralement entre 40 et 65 ans et se caractérise par un déclin progressif du comportement, de la personnalité et/ou de la fonction du langage. Les chercheurs ont découvert que contrairement à la maladie d’Alzheimer, cette maladie s’accompagne d’une perte spectaculaire de la capacité à ressentir des émotions positives (un trouble appelé anhédonie), et ce, dès le début de la maladie.
Il semble en effet que la dégénérescence cognitive inhérente à la démence précoce concerne les zones du cerveau où se concentrent les mécanismes du plaisir. Les chercheurs ont notamment remarqué chez des patients atteints de démence fronto-temporale une perte de densité de matière grise dans les zones frontales et striatales du cerveau, des zones liées à la recherche de récompense.
Prévalence de l’anhédonie dans la démence précoce
Une grande partie du comportement humain est motivée par la volonté de ressentir du plaisir. La capacité d’envisager des résultats agréables et de s’engager dans un comportement visant à obtenir ces résultats dépend de l’intégrité des circuits fronto-striataux du cerveau. L’anhédonie représente un trouble de motivation important dans les troubles neuropsychiatriques ; elle est fréquente chez les personnes souffrant de dépression, de trouble bipolaire et de trouble obsessionnel compulsif et peut être particulièrement handicapante au quotidien.
Malgré des preuves croissantes de troubles de la motivation dans la démence fronto-temporale, aucune étude à ce jour n’avait exploré l’expérience hédonique dans le cas de ce syndrome. Le professeur Muireann Irish, du Brain and Mind Center de l’Université de Sydney, et son équipe viennent aujourd’hui combler le manque. Leur étude, publiée dans la revue Brain, a montré que dans le cas de la DFT, les signes de dégénérescence cérébrale touchent des zones distinctes de celles impactées par la dépression ou l’apathie. Ainsi, l’anhédonie pourrait être considérée comme une caractéristique principale de la DFT.
Dans le cadre de cette étude, 172 participants ont été recrutés, dont 87 étaient atteints de FTD, 34 étaient atteints de la maladie d’Alzheimer et 51 participants témoins en bonne santé. Tous ont subi une enquête clinique approfondie, ainsi qu’une évaluation cognitive et une neuroimagerie structurelle du cerveau. L’objectif était d’examiner la prévalence et les corrélats neuronaux de l’anhédonie dans la FTD en comparaison avec la maladie d’Alzheimer, et son chevauchement potentiel avec les symptômes de motivation associés, tels que l’apathie et la dépression.
L’anhédonie a été mesurée à l’aide de l’échelle de Snaith-Hamilton, tandis que l’apathie a été évaluée à l’aide de l’échelle d’apathie dimensionnelle et la dépression a été indexée via l’échelle de dépression, d’anxiété et de stress. Une analyse morphométrique du cerveau a été utilisée pour examiner les associations entre l’atrophie de la matière grise et les niveaux respectifs d’anhédonie, d’apathie et de dépression chez les participants.
Une atrophie de matière grise très localisée
Fait intéressant, l’anhédonie n’était pas présente dans le groupe de participants atteints de la maladie d’Alzheimer, ce qui suggère que ce symptôme peut être considéré comme une caractéristique principale de la FTD.
L’imagerie cérébrale a en outre révélé que la perte de plaisir était associée à une atrophie de la matière grise dans un ensemble discret de régions associées au « système de plaisir » du cerveau (au niveau des cortex préfrontal, orbitofrontal et médian, paracingulaire et insulaire, ainsi qu’au niveau du putamen). Bien que corrélés au niveau comportemental, les corrélats neuronaux de l’anhédonie étaient largement dissociables de celui de l’apathie, avec seulement une petite région de chevauchement détectée ; aucune région de chevauchement n’a été trouvée entre l’anhédonie et la dépression.
Les résultats de cette étude ont ainsi mis en évidence le fonctionnement complexe de ces régions liées au plaisir ; le fait que l’anhédonie, l’apathie et la dépression mobilisent des moteurs neuronaux distincts a des implications cliniques importantes, via de nouvelles voies de traitement qui peuvent être rapidement mises en œuvre pour améliorer la qualité de vie dans la démence : « Pensez à ce que cela pourrait être de perdre la capacité de profiter des plaisirs simples de la vie. Cela a des implications graves pour le bien-être des personnes touchées par ces troubles neurodégénératifs », explique Irish.
Les chercheurs ajoutent que des études supplémentaires seront essentielles pour aborder l’impact de l’anhédonie sur les activités quotidiennes et pour éclairer le développement d’interventions ciblées visant à améliorer la qualité de vie des patients et de leurs familles.