Les scientifiques de l’expérience UCNτ, menée au Centre des sciences neutroniques de Los Alamos (LANSCE), sont parvenus à mesurer la durée de vie du neutron avec la plus haute précision jamais enregistrée : le temps moyen qu’il faut à cette particule subatomique pour se désintégrer est de 877,75 secondes avec 0,039% d’incertitude (soit 14 min et 37 s environ). Cette valeur est deux fois plus précise que les mesures antérieures et est désormais cohérente avec les calculs théoriques. Mais avec une autre méthode de mesure, les neutrons subsistent environ 8 secondes de plus et les physiciens ne savent toujours pas pourquoi…
Les neutrons sont des particules subatomiques de charge électrique nulle ; dans le noyau des atomes, ils sont liés aux protons via l’interaction forte et peuvent durer éternellement. Mais en dehors des noyaux atomiques, lorsqu’ils sont produits par fission nucléaire par exemple, les neutrons sont instables et se désintègrent en d’autres particules (un proton, un électron et un antineutrino électronique) — c’est la désintégration bêta — avec une durée de vie moyenne de 15 minutes environ.
Cette nouvelle mesure ultra précise a été réalisée grâce à une expérience dite « de la bouteille ». L’expérience est conçue pour piéger des neutrons ultra-froids (UCN) avec des sources de perte minimales en dehors de la désintégration bêta : ainsi, un nombre connu d’UCN est introduit dans le piège, et le nombre de neutrons survivants est mesuré pour en déduire leur demi-vie. Un piège magnétique est utilisé pour confiner les neutrons afin qu’ils n’interagissent pas avec les surfaces des matériaux pendant leur stockage.
Un écart qui persiste depuis plusieurs années
Dans des expériences antérieures, des pièges matériels ont été utilisés pour confiner les UCN qui, en plus de se désintégrer, pouvaient être absorbés ou diffusés par les parois de ces pièges ; ces interactions matérielles devaient donc être considérées avec soin pour déterminer la demi-vie des neutrons. L’expérience UCNτ repose quant à elle sur un piège magnétique de 670 litres, composé de plus de 5000 aimants NdFeB (c’est le plus grand de ce type) ; il a été mis en service avec succès début 2013 et permet des mesures toujours plus précises.
Les neutrons sont refroidis à des températures ultra-froides avant d’être placés dans cette « bouteille » sous vide. La mesure n’est toutefois pas si aisée. Comme l’explique la physicienne Shannon Hoogerheide du National Institute of Standards and Technology, la durée de vie des neutrons avoisinant les 15 minutes, obtenir un nombre suffisant de désintégrations pour atteindre la précision statistique requise dans un laps de temps pratique nécessite le confinement d’un très grand nombre de particules. Les auteurs de l’étude évoquent 38.106 UCN survivants après stockage.
Dans cette expérience, les UCN sont polarisés de manière à rechercher des minima de champ magnétique avant d’être introduits dans le piège magnétogravitationnel. L’échantillon d’UCN est ensuite « nettoyé » : les particules de plus haute énergie sont soit capturées par des surfaces en ZnS recouvertes de bore-10, soit dispersées hors du piège. Finalement, le piège ne contient que des UCN de plus faible énergie, qui ont peu de chance de s’échapper pendant le temps du stockage (de 20 secondes à près d’une demi-heure). À chaque fin de cycle, un détecteur in situ est descendu directement dans le piège pour compter les UCN restants, ce qui limite encore les pertes (les expériences ultérieures nécessitaient d’extraire les UCN du piège pour les compter via un détecteur séparé).
Si l’équipe du LANSCE utilisent la technique de la bouteille pour effectuer cette mesure, d’autres physiciens, tels que Shannon Hoogerheide, utilisent une méthode qui consiste à observer les particules se désintégrer lorsqu’elles se déplacent dans un faisceau. Jusqu’à il y a quelques années, les résultats obtenus par chacune des deux expériences concordaient (en considérant leurs marges d’erreur) ; mais plus les mesures gagnent en précision, plus les résultats tendent à s’éloigner et il s’avère aujourd’hui que les neutrons mesurés dans les faisceaux semblent avoir une durée de vie légèrement plus longue.
Des mesures spatiales pour résoudre l’anomalie
Les résultats récemment annoncés sont basés sur des essais expérimentaux réalisés en 2017 et 2018, lors desquels l’équipe a apporté plusieurs améliorations qui leur ont permis de réduire de moitié leurs marges d’erreur. Mais « aussi impressionnant et important que soit ce résultat, il convient de noter que l’amélioration de la précision est insuffisante pour résoudre un écart persistant affectant les mesures de la durée de vie des neutrons » souligne Hoogerheide.
Une troisième technique de mesure permettrait peut-être de résoudre le problème et d’expliquer enfin cet écart. C’est pourquoi le physicien David Lawrence et ses collaborateurs de l’Université Johns Hopkins, à Baltimore, ont mis au point une nouvelle technique. Celle-ci repose sur le fait que la plupart des corps planétaires éjectent des neutrons lorsqu’ils sont touchés par des rayons cosmiques.
« Une partie des neutrons va monter, se désintégrer et ne jamais redescendre », explique Lawrence. Ainsi, la comparaison du nombre de neutrons émis dans l’espace avec ceux qui reviennent permettra d’estimer leur durée de vie. Selon le spécialiste, un moyen idéal de réaliser cette mesure serait d’utiliser une sonde en orbite autour de Vénus, car son atmosphère très riche en CO2 n’absorbe pas bien les neutrons.
Tout comme l’équipe de l’expérience UCNτ, Hoogerheide et ses collègues tentent d’améliorer leur technique du faisceau et prévoient d’améliorer leur précision d’un facteur 10 environ. Pour les physiciens, connaître la durée de vie exacte de ces particules est essentielle pour mener leurs expérimentations ; la demi-vie du neutron est en effet intimement liée à de nombreux autres processus de la physique des particules et de la cosmologie. Par exemple, cette valeur est l’une des entrées utilisées pour calculer l’abondance d’hélium-4 dans l’Univers primordial due à la nucléosynthèse du Big Bang.