L’existence des trous de ver, reliant deux endroits de l’espace-temps, est envisageable en physique quantique, car la fabrication d’un tel objet nécessite une énergie négative. Récemment, des scientifiques ont, pour la première fois, développé une expérience quantique qui leur permet d’étudier la dynamique d’un type particulier de trou de ver théorique, un trou de ver traversable. Cette recherche est une étape vers l’étude de la gravité quantique en laboratoire, tentant d’unir la physique quantique et la théorie de la relativité générale d’Einstein.
Pour comprendre la complexité de notre univers, les modèles mathématiques tentent de reconnaître les aspects les plus importants d’un système physique, tout en ignorant les détails compliqués et désordonnés. L’idée est d’équilibrer la résolubilité et la pertinence. C’est sur ce principe que se base la nouvelle étude sur la gravité quantique, et notamment, sur le modèle de Sachdev-Ye-Kitaev (SYK). C’est un modèle en physique de la matière condensée qui décrit la matière sans quasi-particules, qui devrait permettre de mieux comprendre les matériaux fortement corrélés, comme les trous de ver.
Les trous de ver, reliant deux endroits de l’espace-temps, sont une solution possible aux équations de la relativité générale d’Albert Einstein. Karl Schwarzschild, physicien allemand, a prédit l’existence de trous noirs reliés par un tunnel, le trou de ver. Mais ce dernier s’effondrerait sous « le poids » des informations absorbées par les trous noirs, s’il n’est pas stabilisé par des matières exotiques à densité d’énergie négative, prédites par la physique quantique.
La question est donc de savoir quelle est la quantité maximale d’informations pouvant tenir dans une seule région de l’espace et si elle peut-elle être transportée dans son intégralité vers une autre région, à travers un trou de ver. C’est ainsi que Stephen Hawking, entre autres, a découvert que le contenu informationnel d’un trou noir était donné par la surface de l’horizon des événements — et non par le volume du trou noir. Cette relation a été incarnée par l’expression « It from qubit », décrivant comment la matière (« it ») émerge de l’information quantique (« qubit »), comme l’explique un communiqué de Google, partie prenante de l’étude.
Qu’ils existent ou non dans la réalité, l’étude des trous de vers pourrait être la clé pour concrétiser le lien entre l’information et la matière qui tourmente les physiciens depuis des décennies. Récemment, une équipe de physiciens de Caltech, de Harvard, du Fermilab, du MIT et de Google a présenté des résultats sur une paire de systèmes quantiques qui présentent le comportement d’un trou de ver traversable.
L’expérience n’a pas créé de véritable trou de ver, elle permet plutôt aux chercheurs de sonder, à l’aide d’un ordinateur quantique, les liens entre les trous de ver théoriques et la physique quantique, une prédiction de la soi-disant gravité quantique. Cette dernière tente d’unifier la relativité générale d’Einstein, qui décrit la gravité comme la courbure et la déformation de l’espace-temps lui-même, et la théorie quantique, qui régit la dynamique microscopique de particules et leurs interactions. Leurs travaux sont publiés dans la revue Nature.
« It from qubit » et gravité quantique
Comme mentionné précédemment, le lien entre l’information quantique et la matière est un point crucial pour les chercheurs. Si formaliser une telle relation est difficile pour l’espace-temps ordinaire, des recherches récentes ont conduit à des progrès remarquables avec un univers hypothétique à géométrie hyperbolique dit « espace anti-de Sitter » dans lequel la théorie de la gravité quantique se construit plus naturellement. L’espace anti-de-Sitter est une des solutions fondamentales des équations d’Einstein. Il s’agit d’un type spécial d’espace-temps qui, contrairement à l’espace-temps ordinaire dans lequel nous vivons, a une courbure négative constante.
En découle l’idée que l’énergie répulsive négative maintiendrait alors un trou de ver ouvert assez longtemps pour que quelque chose passe d’un bout à l’autre. Les chercheurs ont montré que cette description gravitationnelle d’un trou de ver traversable équivaut à un processus connu sous le nom de téléportation quantique. Dans la téléportation quantique, les informations sont transportées dans l’espace en utilisant les principes de l’intrication quantique.
Le présent travail explore donc cette équivalence des trous de ver avec la téléportation quantique. L’équipe, dirigée par Caltech, a réalisé les premières expériences qui sondent l’idée que les informations, voyageant d’un point de l’espace à un autre, peuvent être décrites soit dans le langage de la gravité (les trous de ver), soit dans le langage de la physique quantique (intrication quantique).
Processeur quantique et trous de vers
Le modèle Sachdev-Ye-Kitaev (SYK), mentionné précédemment, a conduit les chercheurs à suggérer que certaines idées théoriques de trous de ver pourraient être étudiées plus en profondeur en faisant des expériences sur des processeurs quantiques.
Il faut savoir qu’en 2019, Daniel Jafferis, de l’Université Harvard, et son collègue Ping Gao ont montré qu’en enchevêtrant deux modèles SYK, il serait possible d’effectuer une téléportation de trou de ver et ainsi produire et mesurer les propriétés dynamiques attendues des trous de ver traversables.
Dans la nouvelle étude, l’équipe de physiciens a réalisé ce type d’expérience pour la première fois. Pour ce faire, elle a d’abord dû réduire le modèle SYK à une forme simplifiée, en utilisant des outils d’apprentissage automatique sur des ordinateurs conventionnels. Alexander Zlokapa, du MIT, explique dans un communiqué : « Nous avons effectué une sorte de téléportation quantique équivalente à un trou de ver traversable dans l’image de la gravité. Pour ce faire, nous avons dû simplifier le système quantique au plus petit exemple qui préserve les caractéristiques gravitationnelles, afin que nous puissions l’implémenter sur le processeur quantique Sycamore de Google ».
Concrètement, dans l’expérience, les chercheurs ont inséré un qubit — l’équivalent quantique d’un bit dans les ordinateurs conventionnels à base de silicium — dans l’un de leurs systèmes de type SYK, et ont observé que les informations émergeaient dans l’autre système. L’information a voyagé d’un système quantique à l’autre par téléportation quantique ou, dans le contexte de la gravité quantique, l’information quantique a traversé le trou de ver traversable.
Des résultats attendus
Dans l’étude, les physiciens rapportent un comportement de trou de ver attendu à la fois du point de vue de la théorie de la gravité et de la physique quantique. En effet, l’équipe a tenté « d’ouvrir le trou de ver » en utilisant des impulsions d’énergie répulsive négative ou l’énergie positive opposée. Ils ont observé les signatures clés d’un trou de ver traversable uniquement lorsque l’équivalent de l’énergie négative était appliqué, ce qui est cohérent avec le comportement attendu des trous de ver.
Maria Spiropulu, chercheuse principale du programme de recherche US Department of Energy Office of Science Quantum Communication Channels for Fundamental Physics (QCCFP), souligne : « La fidélité du processeur quantique que nous avons utilisé était essentielle. Si les taux d’erreur étaient supérieurs de 50%, le signal aurait été entièrement obscurci. S’ils étaient de moitié, nous aurions 10 fois plus de signal ».
À l’avenir, les chercheurs espèrent étendre ces travaux à des circuits quantiques plus complexes. Bien que les ordinateurs quantiques largement utilisables ne soient pas encore disponibles, l’équipe prévoit de continuer à effectuer des expériences de cette nature sur les plates-formes informatiques quantiques existantes.
Spiropulu conclut : « La relation entre l’intrication quantique, l’espace-temps et la gravité quantique est l’une des questions les plus importantes de la physique fondamentale et un domaine actif de la recherche théorique. Nous sommes ravis de faire ce petit pas vers le test de ces idées sur du matériel quantique, et nous continuerons ».