Jusqu’à présent, en dehors de l’Homme, seuls quelques mammifères sociaux avaient été observés en train de jeter des objets sur des individus de la même espèce. Des scientifiques ont découvert que la pieuvre sauvage (Octopus tetricus) est elle aussi capable de projeter divers objets (vase, algues, coquillages, etc.) dans divers contextes, y compris lors d’interactions avec leurs congénères.
Le lancement d’objets est un comportement peu courant chez les animaux. Le lancer ciblé est encore moins courant. Bien qu’il soit considéré comme typiquement humain, il a déjà été observé chez certains primates non humains, les éléphants, les mangoustes et les oiseaux. Ces lancers ciblés sont généralement dirigés sur des proies et des aliments à coque dure, ou sur des animaux menaçants dans un contexte défensif. Les lancers dirigés vers des individus de la même espèce sont en revanche très rares. Des dauphins ont été observés en train de lancer des objets, parfois entre individus, mais uniquement dans un contexte de jeu.
Les pieuvres ont généralement un comportement antisocial. Elles chassent seules, peuvent se battre lors de rencontres et sont parfois cannibales. Des recherches récentes ont toutefois montré qu’elles pouvaient également faire preuve d’une certaine tolérance et envoyer de simples signaux dissuasifs à leurs congénères. La population de pieuvres de la baie de Jervis, en Australie, est étudiée de près par les biologistes marins. Il s’avère que cette population est très sociale et s’organise en petites communautés, au sein desquelles les pieuvres interagissent fréquemment les unes avec les autres… et pas toujours de façon amicale.
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Des interactions particulièrement fréquentes
Dans la baie de Jervis, la nourriture est abondante, mais les habitats sont rares, ce qui conduit à la proximité des poulpes les uns par rapport aux autres, dans une parcelle très limitée. Cette agrégation forcée induit des comportements particuliers, y compris le lancement de débris lors des interactions et dans d’autres contextes, comme illustré dans la vidéo suivante :
Une équipe de chercheurs s’est intéressée de près à ces lancers, en tâchant de déterminer si ceux qui atteignent d’autres pieuvres sont volontaires ou accidentels. Les images ont été recueillies via des caméras vidéo fixes, installées sur l’ensemble du site de 2011 à 2018, ainsi que lors de plongées. Le jeu de données collectées en 2015 était exceptionnellement bon, c’est donc sur ces vidéos que repose cette nouvelle étude.
Les chercheurs ont examiné en détail les images, notant pour chaque cas de lancer tous les éléments de contexte, le sexe de l’individu, son schéma corporel, la nature des matériaux projetés et la vigueur du lancer. « Nous avons attribué des sexes aux poulpes en utilisant des critères comportementaux, car une identification anatomique stricte nécessiterait une interférence considérable avec le comportement des poulpes », précisent les chercheurs.
Les données comprenaient plus de 21 heures de vidéos. Ces images montraient quatre à huit pieuvres à la fois ; le groupe était vraisemblablement composé d’une dizaine d’individus. Les interactions étaient fréquentes (1543 au total), de 11 à 234 par heure (73 par heure en moyenne). « Il s’agissait de combats de différents niveaux d’intensité, d’accouplements, mais aussi d’approches ou d’atteintes d’une pieuvre sur une autre, qui réagissait alors (par un changement de couleur ou de posture, une autre atteinte, une esquive, un repli, etc.) », détaille l’équipe.
Un comportement remarquable observé dans les données vidéo impliquait l’utilisation coordonnée des bras, du corps et du siphon — une structure en forme de tube qui peut éjecter de l’eau à grande vitesse. La pieuvre commence par réunir le matériel dans ses bras (les deux bras les plus en arrière), puis utilise son siphon pour l’expulser sous pression (entre les deux bras les plus en avant dans la plupart des cas).
Des lancers ciblés qui diffèrent sur plusieurs points
« Ces jets peuvent être suffisamment puissants pour propulser le matériau à plusieurs longueurs de corps de l’animal en eau calme, ou si faibles que le matériau tombe presque directement devant l’animal », notent les chercheurs. Au total, 102 lancers ont été observés en 2015. Deux femelles du groupe représentaient la majorité (66%) des lancers, mais les chercheurs pensent que la moitié (ou plus) des individus présents effectuaient occasionnellement des lancers. Les femelles semblaient plus « adeptes » de cette pratique que les mâles.
Plus de la moitié de tous les lancers (53%) se sont produits dans des contextes interactifs ; 32% sont survenus pendant le nettoyage de la tanière, 8% après avoir mangé et 8% sans contexte apparent. Les lancers interactifs différaient des autres contextes par les matériaux lancés : les pieuvres jetaient le plus souvent du limon, alors qu’elles jetaient des coquillages plus souvent dans des contextes de nettoyage de tanière.
Le projectile a touché une autre pieuvre dans 17 cas, soit 33% des lancers associés à une interaction. Dans deux autres cas, le lancer a touché un poisson. Les lancers qui ont touché une autre pieuvre se distinguaient des autres de plusieurs manières. Pour commencer, la position des bras était atypique. Ces lancers étaient également plus vigoureux et étaient généralement exécutés par des pieuvres affichant des motifs corporels uniformes (en particulier des motifs sombres, qui sont généralement associés à l’agressivité). Les poulpes touchés modifiaient souvent leur comportement en esquivant le tir ou en levant les bras en direction du lanceur.
Les chercheurs soulignent qu’il reste difficile de déterminer l’intention réelle des pieuvres, mais pris ensemble, ces résultats suggèrent que ces animaux sont bel et bien capables d’effectuer des lancers ciblés vers d’autres individus dans certains contextes.