En analysant des carottes de glace collectées en Arctique, des chercheurs ont découvert que les niveaux exceptionnellement élevés de pollution au plomb à l’apogée de l’Empire romain (de l’an 27 avant notre ère à l’an 180) ont probablement conduit à une baisse du QI de 2 à 3 points dans toute l’Europe. Ces niveaux étaient jusqu’à 40 fois plus élevés que le pic historique des années 1970 et pourraient même avoir contribué à la chute de l’Empire.
Les effets néfastes du plomb sur la santé humaine et celle des écosystèmes sont bien documentés. Chez les adultes, l’exposition au métal est associée à de nombreuses affections, notamment l’infertilité, l’anémie, les troubles cardiovasculaires, cérébraux et certains cancers. Chez les enfants, elle est liée à une diminution du QI et des résultats scolaires.
Suite à l’adoption du Clean Air Act aux États-Unis, interdisant l’utilisation de l’essence au plomb, la pollution au plomb a considérablement diminué. Cependant, bien que les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) américains considèrent qu’un taux de plomb dans le sang de 3,5 µg/dl constitue le seuil d’intervention médicale pour les enfants, aucun niveau supérieur à zéro n’est sans risque. Même une exposition relativement limitée au cours de la petite enfance pourrait être associée à une baisse du QI et des revenus plusieurs décennies plus tard.
« Alors que la pollution au plomb a diminué au cours des 30 dernières années, il est devenu de plus en plus évident pour les épidémiologistes et les experts médicaux à quel point le plomb est nocif pour le développement humain », explique dans un communiqué du Desert Research Institute (DRI), Joseph McConnell, auteur principal de la nouvelle étude.
L’exposition généralisée au plomb au cours des 150 dernières années est principalement liée à la combustion du charbon et d’autres combustibles fossiles. Cependant, cette exposition nocive a débuté depuis des milliers d’années, des preuves ayant été mises en évidence dans les archives dentaires de l’époque romaine. Dans le cadre de la nouvelle étude, publiée dans la revue PNAS, McConnell et ses collègues ont évalué les impacts de la pollution au plomb sur l’Europe et l’Empire romain. « On sait que le plomb a de nombreux effets sur la santé humaine, mais nous avons choisi de nous concentrer sur le déclin cognitif, parce que c’est un phénomène sur lequel nous pouvons mettre un chiffre », explique Nathan Chellman du DRI, co-auteur de l’étude.
Une diminution de 2,5 à 3 points de QI
Afin de suivre les niveaux de pollution atmosphérique au plomb depuis l’époque romaine, l’équipe du DRI a analysé trois carottes de glace prélevées en Arctique jusqu’à 3 400 mètres de profondeur. La quantification des polluants, tels que le plomb, peut être utilisée pour déduire la dynamique de l’activité minière et industrielle au cours de périodes passées.
Les échantillons ont fourni une chronologie précise des concentrations atmosphériques de plomb entre l’an 500 avant notre ère et l’an 600 (de notre ère), la période entre l’essor et la chute de l’Empire romain. Les analyses de l’équipe se sont concentrées sur la Pax Romana, la période (d’environ 200 ans) de l’apogée de l’Empire au cours de laquelle les opérations d’extraction et de traitement de minerais métalliques étaient particulièrement intenses. Des modélisations informatiques ont ensuite permis de cartographier la dynamique de propagation atmosphérique du plomb à travers l’ensemble de l’Europe et ses impacts sur le QI de la population.
Les analyses ont révélé que la pollution atmosphérique au plomb a débuté dès l’âge du fer et a atteint un pic à la fin du IIᵉ siècle avant notre ère. Elle a ensuite brutalement diminué au cours du Ier siècle avant notre ère, pendant la crise de la République romaine, avant d’augmenter à nouveau vers l’an 15 avant notre ère, après l’essor de l’Empire romain. Elle est restée élevée jusqu’à la période de la peste d’Antonin entre l’an 165 et 180.
Selon l’équipe, près de 500 kilotonnes de plomb ont été libérées dans l’atmosphère au cours de la Pax Romana, soit 40 fois plus qu’au cours du pic des années 1970. Les niveaux sanguins de plomb de la population au cours de cette période auraient avoisiné les 2,4 µg/dl, ce qui pourrait avoir réduit leur QI de 2,5 à 3 points. « Bien que modeste à l’échelle individuelle, une baisse de 2 à 3 points de QI pourrait avoir un impact significatif lorsqu’elle concerne une population entière », indique Chellman. On estime que l’Empire comptait plus de 80 millions d’habitants à son apogée, ce qui signifierait qu’environ un quart de la population mondiale aurait pu être exposée à la pollution au plomb.
Une crise « invisible » qui a contribué à la chute de l’Empire ?
D’après les chercheurs, les médecins de l’époque étaient conscients des dangers de l’intoxication au plomb, mais le métal était, malgré tout, largement utilisé pour les canalisations, les casseroles, les jouets, les médicaments et les cosmétiques. Il était même ingéré volontairement lorsque les Romains ont découvert qu’il aidait à conserver et à adoucir le vin.
En outre, alors que l’ingestion par le biais des aliments concernait principalement les classes supérieures, l’ensemble de la population était exposé à la pollution aérienne due aux immenses exploitations minières de l’Empire et aux rejets des fonderies. Le plomb était un sous-produit des raffineries d’argent et d’or. L’extraction d’une trentaine de grammes d’argent rejetait des milliers de grammes de plomb, une grande partie étant rejetée dans l’atmosphère.
Les experts soupçonnent que le déclin cognitif associé à cette exposition pourrait avoir contribué à la chute de l’Empire, cette période étant corrélée à une crise économique majeure en plus de la crise épidémique. « Je laisse aux épidémiologistes, aux historiens de l’Antiquité et aux archéologues le soin de déterminer si les niveaux de pollution atmosphérique au plomb et les effets sur la santé que nous avons identifiés étaient suffisants pour changer l’histoire », indique McConnell au Guardian. Ce n’est qu’au Moyen Âge que les niveaux atmosphériques de plomb ont recommencé à augmenter, notamment en raison de la reprise de l’économie, pour ensuite grimper en flèche au cours du XXᵉ siècle avec la révolution industrielle et l’utilisation des combustibles fossiles.