Intelligence animale : les poulpes dévoilent une dimension culturelle et sociétale insoupçonnée

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| Morten Brekkevold (Flickr)
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Actuellement, une entreprise espagnole, Nueva Pescanova, projette d’ouvrir une ferme aquacole de poulpes dans les îles Canaries. Elle élèverait 3000 tonnes de poulpes par an, ce qui signifie que près de 275 000 poulpes individuels seraient tués chaque année. Cela a suscité l’indignation des protecteurs de la cause animale ainsi que de scientifiques, dénonçant ces plans comme « éthiquement et écologiquement injustifiés », tant la pieuvre est considérée comme un être sensible et doué de raison. D’ailleurs, de récentes recherches ont apporté des preuves de culture propre à l’espèce, à l’intérieur de véritables communautés, à l’image d’une « ville de poulpes ».

Les poulpes, également appelés pieuvres, appartiennent à l’ordre des octopodes, de la grande famille des céphalopodes. Ils étirent 8 bras de même longueur appelés tentacules et munis de ventouses. En 2015, des chercheurs ont séquencé le génome de l’une des 700 espèces de céphalopodes qui existent dans le monde. Résultat : 33 000 gènes identifiés. C’est plus que ceux contenus dans l’ADN humain.

Qu’ils vivent au large ou dans un aquarium, les poulpes ont démontré de grandes capacités intellectuelles en termes de mémorisation, d’apprentissage, d’orientation et d’adaptation, par exemple à travers un labyrinthe. Ils ont également appris à éteindre la lumière en projetant un jet d’eau. D’ailleurs, il semblerait que la pieuvre ne compte pas moins de 500 millions de neurones, soit autant qu’un chien. Cette matière grise est répartie entre un cerveau central en forme de donut et huit cerveaux plus petits, un dans chacun de ses tentacules. Il s’agit plutôt de cellules nerveuses contrôlant les mouvements de chaque bras, ces derniers agissant de manière autonome tout en restant étroitement connectés.

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Un autre signe d’intelligence de la pieuvre est sa capacité à utiliser des outils. Les chercheurs les ont observées le faire à plusieurs reprises, et notamment en 2009 en Indonésie. Là-bas, des poulpes ont été surpris en train de ramasser des coquilles de noix de coco. Après les avoir déterrées puis nettoyées, ils les ont transportées plus loin pour assembler un abri.

C’est ainsi que le 22 septembre 2010, une directive européenne, relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques, a précisé que ces octopodes avaient « la capacité d’éprouver et exprimer de la douleur, de la souffrance, de l’angoisse », directive jusqu’alors limitée aux seuls vertébrés. Malheureusement, si la ferme de poulpes ouvrait en Espagne, il semble que les créatures élevées là-bas recevraient peu de protection en vertu du droit européen. En effet, la législation européenne relative au bien-être des animaux d’élevage (et non élevés à des fins scientifiques) ne s’applique qu’aux vertébrés. La découverte récente de véritables cités sous-marines de poulpes, nommées Octopolis et Octlantis, à Jervis Bay en Australie, rend encore plus dramatique ce projet de ferme aquacole, comme le dénonce Christine Andrews, professeure de philosophie à l’Université York (Canada), dans The Conversation.

Une dimension sociale insoupçonnée

La découverte des communautés de poulpes a surpris les biologistes. En effet, ils ont longtemps décrit les pieuvres comme des animaux solitaires qui interagissent avec les autres dans trois contextes spécifiques : chasser, éviter d’être chassé et s’accoupler. De plus, le cannibalisme est une menace pour les poulpes à la fois dans la nature et en captivité, une autre raison pour laquelle les animaux étaient présumés n’interagir qu’à de rares occasions. D’ailleurs, une étude sur le cannibalisme des pieuvres en Espagne a suggéré qu’il pourrait être plus efficace pour les pieuvres de manger leurs semblables dans la nature, car elles sont riches en protéines et demandent moins d’efforts pour s’en nourrir, contrairement aux moules qu’il faut réussir à ouvrir.

Néanmoins, le biologiste marin de l’Université de l’Alaska Pacifique, David Scheel, et ses collègues, ont décrit en 2017 la nouvelle (ville) découverte dans la revue Marine and Freshwater Behavior and Physiology. Ils l’ont appelée « Octlantis ». Après plusieurs mois d’observation, ils ont déterminé que la colonie se composait d’environ 10 à 15 pieuvres sombres (Octopus tetricus). Octlantis est plutôt un petit village de tanières regroupées autour de rochers, construit sur plusieurs générations, mesurant 18 mètres de long sur 4 mètres de large. Ces pieuvres ne vivent que trois ans environ, donc chaque génération est relativement courte. Mais ils laissent derrière eux des monticules de coquillages — restes de leurs proies — ainsi que des déchets qu’ils ont récupérés, comme des bouteilles de bière et des leurres de pêche en plomb. Au fil des ans, les pieuvres ont poussé ces monticules contre les rochers, creusé à l’intérieur et créé des tanières les unes à côté des autres.

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Architecture typique d’Octlantis, où deux pieuvres vivent côte à côte dans des « appartements » faits de coquillages en monticule. © Sheel et al., 2017

Sur place, les animaux ont développé un système de communication et d’interaction sociale complexe, plus complexe que ce à quoi les chercheurs s’attendaient. Ils se saluent, protègent leur partenaire et chassent les intrus. Il existe une réelle hiérarchie au sein de ces communautés. Dans leurs combats pour le pouvoir, les pieuvres mâles exécutent une série de comportements antagonistes, y compris lancer des coquilles Saint-Jacques pour défendre leur tanière, et prendre la position « manteau vers le haut » qui fait ressembler la pieuvre à un vampire menaçant. Les pieuvres soumises signalent leur conformité aux couleurs claires et aux postures corporelles aplaties. Par leurs efforts, les dominants semblent avoir accès à des tanières de haute qualité et aux femelles.

En 2009 déjà, des biologistes marins ont observé un phénomène similaire dans la même baie de Jervis en Australie. Décrite dans une étude parue en 2012, cette première « ville » a été nommée Octopolis. La particularité d’Octopolis est qu’elle semble avoir été construite autour d’un objet d’origine humaine non identifié d’environ 30 centimètres. La découverte d’une seconde ville à quelques centaines de mètres de la première suggère que la construction de cette communauté ne serait ni un hasard ni un comportement unique. S’il n’est pas « certain que ces rassemblements soient la norme », selon les chercheurs, l’existence d’Octlantis, de même que celle d’Octopolis, témoigne chez ces animaux d’une véritable capacité à s’organiser en société. David Scheel déclare : « Ces comportements sont le produit de la sélection naturelle et peuvent être remarquablement similaires aux comportements sociaux complexes des vertébrés. Cela suggère que quand les bonnes conditions sont réunies, l’évolution peut produire des résultats très similaires dans divers groupes d’organismes ».

Une véritable « culture du poulpe », nouvelle preuve de culture animale

Christine Andrews explique : « Ce qui se passe à Octopolis et Octlantis est proprement appelé ‘culture du poulpe’ ». En effet, on parle de culture animale, ou d’évolution culturelle dans les sociétés animales, lorsque les animaux apprennent de nouvelles habitudes de vie et les transmettent à la génération suivante. Dans une telle situation, la diffusion d’une certaine innovation se traduit par la conservation stable d’une nouvelle coutume, qui est maintenue et transmise aux générations suivantes par l’apprentissage social.

L’un des premiers partisans des cultures animales était le primatologue japonais Kinji Imanishi. En 1952, lui et son équipe disposèrent sur la plage de l’île Koshima, le long des zones forestières abritant le macaque Macaca fuscata, des patates douces. Les macaques quittèrent la forêt afin de s’en nourrir, après avoir ôté le sable avec la main. L’année suivante, plusieurs individus de la troupe ont présenté un comportement qui n’avait jamais été observé auparavant : ils ont lavé les patates douces dans l’eau de mer avant de les manger. Ce comportement a été introduit par une femelle appelée Immo. Rapidement, d’autres macaques l’ont imitée et le comportement s’est répandu dans la troupe. Cinq ans après l’invention d’Immo, 80% des macaques de la population de Koshima lavaient leurs patates. De nombreux exemples, à travers différentes espèces, s’accumulent depuis lors.

Par conséquent, la culture peut court-circuiter l’hérédité biologique et mener à une évolution rapide. Par exemple, en Angleterre, depuis de nombreuses années, le lait est livré à domicile et déposé sur le seuil tôt le matin. Les mésanges bleues, et parfois les charbonnières, piquent à travers la capsule métallique et consomment directement la crème riche qui flotte à la surface du lait. Hinde et Fischer (1951) rapportent que cette pratique est apparue d’abord dans certaines localités, puis s’est répandue, suggérant que les oiseaux ont appris les uns des autres.

Ainsi, les produits de l’évolution culturelle sont soumis à la sélection naturelle, dépendant des contextes environnementaux. Effectivement, les comportements au sein d’une même espèce peuvent diverger pour des raisons indépendantes de la génétique, ou alors être similaires, car les individus vivent dans des habitats comparables, ou ont trouvé une solution identique à un même problème. Il existe alors un phénomène de convergence et les comportements sont dits analogues. D’ailleurs, la hiérarchie et l’organisation sociale des cités sous-marines ont également été observées chez les pieuvres captives : lorsqu’elles vivent dans un environnement captif trop dense, les pieuvres forment des hiérarchies de dominance. Ceci pose la question de la gestion éthique de telles populations captives à des fins commerciales, à l’image de la future ferme aquacole espagnole.

Créer une société de poulpes à des fins industrielles, un débat éthique et technique

Christine Andrews souligne que la proposition de démarrer une ferme de poulpes est en fait une proposition pour créer une nouvelle culture de poulpes, ainsi qu’un nouveau type de poulpes. Effectivement, d’une part, lorsque des animaux culturels sont réunis, ils créent de fait une société ; d’autre part, l’environnement captif sera une nouvelle niche environnementale qui façonnera l’évolution ultérieure. Ouvrir cette ferme aquacole induit de créer un type de poulpes totalement dépendant de la gestion humaine, comme le sont nos animaux domestiques.

Prenons l’exemple des lapins domestiques. Sans soin humain, ils ne peuvent survivre en milieu naturel : ils ont perdu les couleurs de pelage qui les dissimulent, pour certains, ainsi que l’instinct pour reconnaître les plantes comestibles, ou pour se cacher des prédateurs. Christine Andrews met en garde : « Démarrer une ferme de poulpes n’est pas une idée ni un projet qui peut être tenté de manière responsable puis abandonné s’il s’avère trop difficile ou non rentable ».

Comme mentionné plus haut et étayé par un rapport récent commandé par le ministère de l’Environnement, de l’Alimentation et des Affaires rurales du Royaume-Uni, qui a examiné les preuves scientifiques de l’expérience de la douleur chez les céphalopodes, les poulpes sont reconnus comme des animaux sensibles. Les auteurs du rapport soulignent que les conditions d’abattage, actuellement utilisées pour tuer les poulpes destinés à la consommation, ne sont pas humaines, et déconseillent l’élevage de poulpes.

De surcroît, le Dr Elena Lara, directrice de recherche du CIWF (Compassion in World Farming) soutient que l’élevage de poulpes pourrait ajouter à la pression croissante sur les stocks de poissons sauvages. Les pieuvres sont carnivores et ont besoin de manger, quotidiennement, deux à trois fois leur propre poids en nourriture pour vivre. Actuellement, environ un tiers des poissons pêchés sur la planète sont transformés en aliments pour d’autres animaux — et environ la moitié de cette quantité est destinée à l’aquaculture. Ainsi, les poulpes d’élevage pourraient être nourris avec des produits halieutiques provenant de stocks déjà surexploités.

Enfin, un autre point soulevé par Christine Andrews est le risque de fuite. Étant donné son corps mou lui permettant de se faufiler dans des trous de la taille d’une pièce de 2€, le poulpe est connu pour avoir de grandes capacités d’évasion. Le type d’habitat nécessaire pour abriter une population aussi importante de poulpes, pour une ferme aquacole, sera difficile à réaliser, car il nécessite d’être riche et diversifié. Il offrira alors des opportunités de fuite.

La proposition de rassembler des milliers d’animaux dans une mégalopole de poulpes étendrait la culture du poulpe bien au-delà de tout ce que l’on trouve dans la nature ou en captivité. Cette idée de ferme aquacole forcerait des poulpes, capturés dans la nature, à vivre ensemble et à créer une nouvelle culture, dans ce qui serait « un bidonville de poulpe violent », comme le nomme Christine Andrews. Les avancées de nos connaissances en matière de bien-être animal, mais aussi de comportement animal et d’éthique, nous mettent en garde contre ce genre de pratique d’élevage intensif. L’être humain ne peut pas jouer avec la nature et considérer les êtres vivants comme des objets ayant comme seule fonction de répondre à ses besoins.

Compte tenu de tout ce que nous savons sur l’intelligence des poulpes, des preuves de cultures et du fait qu’ils ne sont pas essentiels à la sécurité alimentaire, une créature intelligente et complexe devrait-elle commencer à être produite en masse pour l’alimentation humaine ?

Source : The Conversation

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