Des scientifiques identifient pour la première fois sur un site d’art rupestre californien, une preuve claire de l’ingestion de substances hallucinogènes. Cette découverte relance un débat de longue date autour d’un modèle d’états modifiés de conscience, qui soutient que les hallucinogènes ont influencé les peintures préhistoriques.
Dans une grotte au sud de la Californie, les chercheurs ont découvert des boulettes mâchées d’une plante aux propriétés psychoactives, le Datura. Or, le plafond de cette grotte est orné d’étranges peintures : l’une représente une sorte de tourbillon — qui a d’ailleurs inspiré le nom de la grotte, baptisée Pinwheel Cave —, une autre semble représenter un papillon de nuit aux grands yeux, toutes deux tracées à l’ocre rouge.
Ces peintures rupestres ont été découvertes en 1999 ; les recherches menées depuis lors ont révélé que le site avait été fréquenté par le peuple amérindien des Chumash, entre 1600 et 1800. De prime abord, les scientifiques n’avaient pas trouvé de réelle explication aux peintures tracées au plafond. Mais la découverte de traces de Datura apporte une nouvelle lumière sur leur possible signification.
Des chiques de substances hallucinogènes
Dans leur étude publiée dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences, les chercheurs expliquent que le mystérieux tourbillon rouge représente en réalité une plante. Des fouilles initiées en 2007 ont en effet révélé d’anciennes boulettes végétales, mâchées, cachées dans les fissures du plafond. Ces « chiques » datent de 400 ans environ. À l’époque, les premières analyses de ces substances n’ont pas abouti. À l’aide d’une nouvelle combinaison d’analyses chimiques et de microscopie électronique, les chercheurs peuvent affirmer aujourd’hui que ces boulettes sont constituées d’une plante, le Datura wrightii, connue pour ses propriétés hallucinogènes.
La découverte n’était pas si surprenante pour les scientifiques. En effet, plusieurs études anthropologiques passées ont révélé que les Chumash consommaient du Datura durant leurs cérémonies, mais aussi plus régulièrement à des fins médicinales ou pour acquérir une sorte de pouvoir surnaturel. Il pouvait notamment s’agir de « contrer des phénomènes surnaturels, de repousser les fantômes, de voir le futur ou retrouver des objets perdus », précisent les auteurs de l’étude. Mais jusqu’à présent, aucun lien n’avait été clairement établi entre les cérémonies rituelles et les peintures rupestres.
Le Datura contient notamment de la scopolamine, un alcaloïde qui bloque le système nerveux parasympathique et qui provoque, entre autres, d’intenses hallucinations visuelles et auditives, une amnésie et des pertes de conscience. Elle contient également de l’atropine, un autre alcaloïde, qui entraîne notamment une accélération du rythme cardiaque et le relâchement global des muscles lisses. À haute dose, la plante peut rapidement devenir mortelle. Les Chumash semblaient néanmoins tout à fait maîtriser leur consommation.
L’analyse des boulettes végétales a révélé des traces de dents et de salive, suggérant qu’elles avaient été mâchées pour extraire les substances psychoactives. Il apparaît que leurs consommateurs s’en débarrassaient ensuite en les insérant dans les fissures du plafond. Aucun doute : le site de Pinwheel Cave était bel et bien le lieu de cérémonies de Datura.
Les chercheurs pensent aujourd’hui que le mystérieux tourbillon peint au plafond, aussi psychédélique qu’il soit, n’est pas l’expression d’une forme d’hallucination : elle ne serait qu’une représentation de la fleur de Datura, dans sa forme repliée. En effet, cette fleur se déploie au crépuscule et à l’aube, lorsque les insectes la pollinisent, mais pendant la journée, lorsqu’il fait plus chaud, elle se replie sur elle-même, dans un mouvement de torsion. Cette interprétation est confirmée par Sandra Hernandez, membre de la tribu Tejon, qui a aidé à coordonner les recherches : « Je suis en quelque sorte émerveillée par les formes qu’ils capturent dans l’art rupestre par rapport à la vraie fleur qui se déploie », commente-t-elle. L’insecte, quant à lui, pourrait en réalité représenter les papillons sphinx qui prélèvent le nectar de ces fleurs avec leur trompe ; ce sont d’ailleurs les principaux pollinisateurs de cette plante.
Un ornement pour vénérer la plante
Composées de spirales, de zigzags et d’autres motifs géométriques simples, les œuvres d’art rupestre anciennes réparties dans divers endroits du monde sont parfois très similaires les unes aux autres. Face à ce constat, certains ont émis l’hypothèse que ces artistes utilisaient tous des composés psychoactifs, qui les guidaient vers un même type de modèle de dessins. Toutes ces peintures rupestres seraient ainsi les fruits d’une même forme de transe.
La découverte réalisée sur le site de Pinwheel Cave confirme que le Datura a bien joué un rôle dans la réalisation des peintures qui ornent la grotte. En revanche, les dessins ne sont peut-être pas une représentation des expériences hallucinatoires vécues par les individus : selon David Robinson, archéologue à l’Université du Lancashire central et auteur principal de l’étude, il pourrait plutôt s’agir d’un simple message à la communauté concernant l’importance de cette plante, une sorte de marque de vénération : « La peinture représente la plante qui cause l’expérience hallucinogène, pas la vision causée par la plante », explique-t-il. Un peu à la manière des œuvres d’art et des objets religieux que l’on peut retrouver dans un lieu de culte, destinés à la mise en scène, visant à immerger les personnes dans une ambiance et un état d’esprit particuliers.
À noter que les fouilles ont également permis de mettre au jour plusieurs pointes de flèches, des outils et des restes d’ossements animaux. Ces nouveaux éléments viennent contredire l’image traditionnelle du chaman solitaire, s’isolant pour entrer en transe et qui enregistrerait son expérience grâce à l’art rupestre. Jim Adams, pharmacologue à l’Université de Californie du Sud, spécialiste des cérémonies sacrées des Chumash, ajoute que l’idée même de peindre sous l’influence de Datura est discutable : « Je n’ai jamais essayé de peindre sous l’influence [de Datura], mais personnellement, je pense que je trouverais cela difficile ». Même conclusion pour Robinson, qui estime cette situation « extrêmement improbable en raison des effets débilitants » de la plante.
Les rituels autochtones associés au Datura ont disparu au fil des siècles, notamment sous la pression des autorités américaines, mais la plante est encore aujourd’hui très importante dans la culture des indiens Tejon de Californie.