En effectuant des analyses isotopiques sur des échantillons de dents d’Australopithèques datant de 3,5 millions d’années, des archéologues ont découvert qu’ils avaient un régime alimentaire principalement végétarien incluant peu ou pas de viande. Alors que la consommation de viande est considérée comme un tournant majeur dans l’évolution de nos ancêtres hominidés, ces données suggèrent qu’elle est peut-être apparue bien plus tard qu’on le pensait.
Le passage d’un régime végétarien à un régime riche en protéines, incluant la viande, est considéré comme un changement majeur dans notre évolution. L’hypothèse conventionnelle avance que l’alimentation riche en protéines a favorisé l’apparition de traits physiologiques clés, tels que l’augmentation de la taille du cerveau, ainsi que des capacités cognitives permettant la fabrication d’outils et l’art stratégique de la chasse. Selon Tina Lüdecke, géochimiste à l’Institut Max Planck de chimie de Mayence, en Allemagne, « ces aliments de haute qualité nous fournissent beaucoup d’énergie dont nous avons besoin pour alimenter notre énorme cerveau ».
Cependant, la datation précise de cette transition constitue jusqu’à ce jour l’un des plus grands mystères de l’archéologie. En effet, il est difficile de déterminer le régime alimentaire des premiers hominidés en raison de la perte diagénétique (le processus de fossilisation par le biais duquel les dépôts de sédiments meubles sont transformés en roches sédimentaires) de la matière organique. En conséquence, il n’existe pas de preuve directe de l’apparition de la consommation de viande chez nos premiers ancêtres hominidés et de la manière dont elle a évolué au fil du temps.
En utilisant une nouvelle technique d’analyse isotopique de l’émail dentaire, Lüdecke et ses collègues de l’Université du Witwatersrand, en Afrique du Sud, fournissent désormais la preuve d’un régime principalement végétarien chez les Australopithèques qui vivaient en Afrique australe, il y a entre 3,7 et 3,3 millions d’années. « Ces travaux représentent une avancée importante dans notre capacité à mieux comprendre le régime alimentaire et le niveau trophique de tous les animaux sur une échelle de plusieurs millions d’années », explique dans un communiqué de l’Université du Witwatersrand, Dominic Stratford, directeur de recherche des grottes de Sterkfontein et co-auteur de l’étude.
Une nouvelle technique pour l’analyse de l’émail dentaire
Le rapport isotopique azote-15/azote-14 (15N/14N) des tissus organiques (cheveux, ongles/griffes, os, etc.) peut fournir des informations trophiques sur les espèces au sein d’un écosystème. Le réseau trophique est l’ensemble des chaînes alimentaires reliées entre elles. Lorsque les animaux digèrent la nourriture, des réactions biochimiques favorisant la fixation de l’isotope « léger » 14N se produisent. Les produits de dégradation de leur corps contiennent donc d’importantes concentrations de 14N. L’excrétion de ces composés (dans la sueur, l’urine et les matières fécales) augmente ensuite le rapport 15N/14N dans leur organisme, par rapport aux autres organismes qu’ils consomment ou chassent.
Les herbivores ont donc un rapport 15N/14N plus élevé que les plantes qu’ils consomment, tandis que les carnivores ont un rapport 15N/14N plus élevé que leurs proies. Ainsi, l’évaluation du rapport 15N/14N dans un échantillon de tissu d’un organisme permet de déterminer la position de celui-ci au sein du réseau trophique. Cependant, cette technique était jusqu’à présent limitée aux échantillons datant de quelques dizaines de milliers d’années, en raison de la dégradation diagénétique de la matière organique, comme le collagène dans les échantillons datant de plus de 200 000 ans.
Afin de surmonter ce problème, l’équipe de la nouvelle étude – publiée dans la revue Science – a développé une technique pour évaluer les rapports 15N/14N dans des échantillons d’émail dentaire datant de plusieurs millions d’années. « L’émail des dents est le tissu le plus dur du corps des mammifères et peut conserver l’empreinte isotopique du régime alimentaire d’un animal pendant des millions d’années », explique Lüdecke dans le communiqué.
Les chercheurs ont prélevé des échantillons dentaires sur 43 fossiles de mammifères datant d’environ 3,5 millions d’années. Parmi ces mammifères figuraient sept individus différents d’Australopithecus africanus (la même espèce que la célèbre Lucy) provenant des grottes de Sterkfontein en Afrique du Sud.
Inscrites au patrimoine mondial par l’UNESCO, ces grottes font partie des sites connus sous le nom de « Berceau de l’humanité », réputés pour leur riche collection de fossiles d’hominidés primitifs. Les rapports isotopiques des dents des A. africanus ont été comparés avec ceux d’autres animaux qui ont coexisté avec eux, notamment des singes, des antilopes et des prédateurs tels que des hyènes, des chacals et des grands félins.
Une consommation de protéines animales non exclue
Après analyse, l’équipe a constaté que les rapports 15N/14N dans l’émail des Australopithèques variaient, mais étaient systématiquement faibles. Ils seraient presque similaires à ceux des herbivores et nettement inférieurs à ceux des carnivores. Les chercheurs en ont déduit que les hominidés avaient un régime alimentaire diversifié, bien que principalement ou exclusivement composé de plantes. Les Australopithèques ne chassaient donc pas les grands mammifères comme le faisaient, plusieurs millions d’années plus tard, les Néandertaliens, selon l’étude.
« Cette méthode pourrait nous permettre de mieux comprendre l’évolution humaine et de répondre à des questions profondes, comme : quand nos ancêtres ont-ils commencé à intégrer la viande dans leur alimentation ? Le début de la consommation de viande est-il lié à une augmentation du volume du cerveau ? », estime Alfredo Martínez-García, de l’Institut Max Planck de chimie, également coauteur de l’étude.
Cependant, ces résultats ne signifient pas nécessairement que le régime alimentaire des Australopithèques était complètement exempt de protéines animales, précisent les chercheurs. En effet, il est possible qu’ils aient occasionnellement consommé d’autres sources de protéines, telles que les œufs et les termites. « Nous constatons que les singes de nos jours mangent des termites, alors pourquoi pas nos ancêtres ? », indique Lüdecke. En outre, les termites contiennent moins de la forme d’azote présente dans la viande de mammifères.
Afin d’en savoir plus, l’équipe prévoit de poursuivre ses recherches en collectant davantage de données sur d’autres espèces d’hominidés de différentes périodes et d’analyser des fossiles provenant d’autres sites clés d’Afrique de l’Est et du Sud, ainsi que d’Asie du Sud-Est.