Il est extrêmement difficile de dater la découverte et l’utilisation du feu. Dans certains sites préhistoriques d’Afrique datant de plus d’un million d’années, on trouve des traces de feu. Probablement d’origine naturelle, elles ne permettent pas d’affirmer que les groupes humains d’alors avaient « domestiqué » le feu. Des fouilles effectuées en 2009 au Moyen-Orient, sur le site de Gesher Benot Ya’aqov en Israël, ont révélé les restes d’un foyer possiblement entretenu par l’Homme il y a plus de 790 000 ans. Mais comment en être sûr ? Récemment, des chercheurs israéliens et canadiens ont révélé, par une méthode avancée et innovante d’IA, des traces de feu non visibles datant d’au moins 800 000 ans, dans un site vieux d’un million d’années. Elles représentent l’une des premières preuves connues de l’utilisation du feu. Cette prouesse technique permettra de réévaluer certains sites archéologiques, afin d’améliorer le cadre spatio-temporel de l’utilisation du feu par les hominidés.
L’identification des foyers de feu, dans les premiers sites d’hominidés, repose principalement sur une évaluation visuelle des altérations physiques des artefacts (silex, ossements, cendres, charbon), ce qui entraîne une sous-estimation potentielle du nombre de ces foyers, dans les archives archéologiques. Mais, la majorité des scientifiques s’accordent à dire qu’entre 1 million d’années et 500 000 ans, il n’était pas question d’allumer un feu. Il fallait le prélever à partir de sources naturelles, puis l’alimenter en combustible. Sans doute les hommes savaient-ils déplacer des branches en train de se consumer pour créer de petits foyers. En effet, quelques sites de cette période livrent des éléments brûlés qui ne sont pas répartis au hasard sur le sol. C’est le cas à Wonderwerk et Swartkrans (Afrique du Sud), à Koobi Fora et peut-être aussi Chesowanja (tous deux au Kenya), Gesher Benot Ya’aqov (Israël) et Cueva Negra (Espagne).
Dans un premier temps, la maitrise du feu a servi à éloigner les carnivores, à travailler les matériaux, le bois par exemple, et à se chauffer. Dans un second temps, elle a servi à cuire les aliments, viandes ou végétaux, éliminant les agents pathogènes et les rendant plus digestes avec une meilleure qualité nutritive et énergétique. Pour cette raison, le développement biologique, notamment le cerveau, d’Homo erectus et de ses contemporains d’Eurasie et d’Afrique, a été favorisé. Sans compter que la cuisson a rendu comestibles certains végétaux.
L’un des problèmes avec l’hypothèse de l’utilisation précoce du feu est le manque de données. Les preuves associant les hominidés au feu sont rares, dans les sites datant de plus de 500 000 ans avant notre ère. Par ailleurs, il est difficile de prouver une intentionnalité seulement grâce à des cendres ou du charbon. C’est ainsi que récemment, une équipe de l’université d’Israël, en coopération avec Michael Chazan de l’Université de Toronto au Canada, a utilisé une intelligence artificielle, spécifiquement conçue, pour examiner les silex d’un ancien site humain datant d’un million d’années, la carrière d’Evron, en Israël, et découvrir des traces démontrant la maîtrise du feu. Leur découverte est publiée dans la revue PNAS.
Une IA capable de détecter l’invisible ?
La carrière d’Evron, située en Galilée occidentale, est un site archéologique à ciel ouvert qui a été découvert au milieu des années 1970. Au cours d’une série de fouilles qui ont eu lieu à cette époque et ont été dirigées par le professeur Avraham Ronen, les archéologues ont mis à jour un large éventail de fossiles d’animaux et d’outils paléolithiques datant de 800 000 à 1 million d’années, ce qui en fait un des sites les plus anciens d’Israël. Aucune des découvertes du site ou du sol dans lequel elles ont été trouvées ne présentait de preuve visuelle de chaleur : les cendres et le charbon de bois se dégradent avec le temps, éliminant ainsi les chances de trouver des preuves visuelles de combustion.
C’est pourquoi l’équipe a dû développer une technique innovante afin de détecter, avec beaucoup plus de finesse, des preuves dissimulées. Les chercheurs ont mis au point une intelligence artificielle spécifique. Il s’agit d’un « thermomètre » spectroscopique basé sur la spectroscopie Raman et des algorithmes d’apprentissage en profondeur (Deep Learning) afin d’estimer l’exposition des artefacts en silex à la chaleur, indépendamment des indications visuelles (traces de brûlures).
Azuri, qui a dirigé le développement des modèles d’algorithmes et d’IA, déclare dans un communiqué : « Nous avons testé une variété de méthodes, parmi lesquelles des méthodes traditionnelles d’analyse de données, la modélisation de l’apprentissage automatique et des modèles d’apprentissage en profondeur plus avancés. Ces derniers qui prévalaient avaient une architecture spécifique surpassant les autres ».
L’équipe a formé l’algorithme, en lui fournissant des données sur les changements subtils dans la réponse du silex à la lumière UV puis en l’entraînant à les identifier. Pour ce faire, ils ont rassemblé des morceaux de silex provenant de sites non archéologiques dans la campagne israélienne, qu’ils ont chauffé à des températures précises allant de 200 à 300 °C, en laboratoire. Par conséquent, l’avantage de l’IA est qu’elle peut trouver des traces cachées à travers une multitude d’échelles. En identifiant la composition chimique des matériaux jusqu’au niveau moléculaire, la sortie du modèle peut estimer la température à laquelle les outils en pierre ont été chauffés.
Des preuves d’utilisation du feu, datant de près d’un million d’années
Une fois l’IA opérationnelle, l’équipe a évalué l’exposition à la chaleur de 26 outils en silex trouvés sur le site il y a près d’un demi-siècle. Les résultats ont révélé que les outils avaient été chauffés à une large gamme de températures — certaines dépassant 600°C. La température estimée des artefacts lithiques — relatif à la pierre —, la présence de faune brûlée et leur distribution spatiale contrainte (à proximité les uns des autres et à la même altitude dans l’excavation) soulèvent la possibilité d’une utilisation du feu par les hominidés.
De plus, en utilisant une technique spectroscopique différente, ils ont analysé 87 restes de faune et ont découvert que la défense d’une espèce d’éléphant éteinte présentait également des changements structurels résultant de l’exposition au feu. Bien que prudents dans leur affirmation, les auteurs estiment que la présence de ces traces cachées suggère que nos ancêtres étaient des expérimentateurs. Néanmoins, ils soulignent qu’il n’est pas possible d’établir de manière irréfutable le rôle des hominidés en présence de feu, dans le contexte archéologique de la Carrière d’Evron. L’association d’artefacts et de faune dans un tel contexte à ciel ouvert pourrait simplement refléter l’impact du feu naturel sur le paysage.
Selon l’équipe de recherche, en regardant l’archéologie d’un point de vue différent, en utilisant de nouveaux outils, nous pourrions trouver beaucoup plus de sites présentant des traces d’utilisation de feu, que nous ne le pensions initialement. Les méthodes qu’ils ont développées pourraient être appliquées, par exemple, à d’autres sites du Paléolithique inférieur, pour identifier des preuves non visuelles de combustion, et améliorer le cadre spatio-temporel sur les origines et l’utilisation contrôlée du feu. Ces recherches supplémentaires nous aideront à mieux comprendre comment cette maitrise a fait émerger d’autres comportements, nos traditions les plus fondamentales ainsi que notre nature expérimentale et innovante.