Alors que, plus de deux ans après le début de la pandémie, l’origine du SARS-CoV-2 n’a toujours pas été élucidée, Amy Webb, une futuriste américaine, PDG du Future Today Institute, publie un nouvel ouvrage, The Genesis Machine, dans lequel elle avertit que des virus synthétisés en laboratoire pourraient tout à fait être utilisés à des fins terroristes. Par conséquent, elle appelle à une surveillance accrue des travaux de recherche visant à modifier les micro-organismes pour améliorer leurs fonctions biologiques.
Depuis toujours, la recherche scientifique s’accompagne de ce que l’on appelle « le dilemme du double usage », qui désigne le fait que le fruit de certaines recherches réalisées dans un but initialement bénéfique (ou indéterminé) peut malheureusement être détourné pour être exploité à des fins malsaines ou nuisibles. C’est ainsi que la découverte de la fission nucléaire, faite par Lise Meitner et Otto Hahn, a conduit rapidement à la réalisation de la bombe atomique pendant la Seconde Guerre mondiale — alors que la physicienne s’opposait fermement à cette utilisation.
Ce dilemme a mené à plusieurs traités internationaux, visant à limiter les applications les plus dangereuses, en particulier pour les sujets de recherche considérés comme sensibles. La Convention sur l’interdiction des armes chimiques, entrée en vigueur en 1997, interdit ainsi la mise au point, la fabrication, le stockage et l’usage d’armes chimiques. Depuis sa mise en œuvre, les produits chimiques les plus dangereux, utilisés dans le cadre de certaines expériences, font l’objet d’une surveillance accrue. Plusieurs traités existent pour encadrer les usages de la chimie, de la physique, et même de l’intelligence artificielle. La biologie synthétique, en revanche, ne bénéficie pas encore du même cadre, ce qui inquiète sérieusement les scientifiques.
Les virus de la poliomyélite et de la variole recréés « à partir de zéro »
La biologie synthétique, ou biologie de synthèse, est une science relativement nouvelle, qui vise à créer de nouveaux systèmes et fonctions biologiques. Si cette discipline peut contribuer à mieux comprendre le vivant, ou encore à construire ou améliorer certaines voies métaboliques — ce qui peut mener à des progrès significatifs en médecine ou en sciences de l’environnement par exemple — elle possède aussi un revers : elle peut malheureusement ouvrir la voie à la mise au point de virus synthétiques, potentiellement dangereux pour l’Homme.
Dans un extrait du livre d’Amy Webb publié dans The Atlantic, on apprend qu’en 2002, une équipe de scientifiques est parvenue à recréer le virus de la poliomyélite dans son laboratoire, uniquement à partir d’informations génétiques accessibles au public, de produits chimiques prêts à l’emploi et de fragments d’ADN obtenus par correspondance. À noter que ce projet, financé par la Defense Advanced Research Projects Agency, avait justement pour but de démontrer que quasiment n’importe qui était potentiellement en mesure de créer un virus dangereux. Cette expérience a notamment prouvé qu’il n’était plus nécessaire de disposer d’un virus vivant pour mettre au point une arme biologique efficace.
La recherche sur les virus — mise sur le devant de la scène depuis l’émergence du SARS-CoV-2 — a toujours suscité de vifs débats parmi la population, certains ne comprenant tout simplement pas l’intérêt de conserver et de manipuler des organismes aussi dangereux, voire mortels. Même une partie de la communauté scientifique a été choquée par la fabrication intentionnelle du poliovirus. Pour J. Craig Venter, généticien et ancêtre de la biologie synthétique, fabriquer intentionnellement un agent pathogène humain synthétique était tout bonnement irresponsable, relate Amy Webb. Pourtant, synthétiser cet ADN viral a permis à l’époque de mieux comprendre comment les virus mutent, comment ils deviennent immunisés contre les vaccins et comment ils pourraient être développés comme armes, souligne la futuriste.
De la même façon, en 2018, une équipe est parvenue à synthétiser le virus de la vaccine, une maladie infectieuse appelée aussi variole de la vache ou du cheval — un virus proche de celui de la variole humaine, une maladie éradiquée depuis 1980. Or, le protocole utilisé et détaillé dans la revue PLOS One, accessible à tout un chacun, pourrait tout à fait être suivi pour synthétiser le virus de la variole lui-même. Mais ce que craignent surtout les scientifiques et les experts en sécurité c’est que des personnes mal intentionnées puissent non seulement créer un agent pathogène mortel, mais qu’elles le dotent volontairement de mutations destinées à le rendre plus robuste et plus contagieux.
Des recherches à surveiller de très près
À titre d’exemple, Amy Webb rappelle qu’en 2011, Ron Fouchier, virologue au Erasmus Medical Center de Rotterdam, a réussi à modifier l’ADN du virus de la grippe aviaire H5N1 pour qu’il puisse être transmis des oiseaux aux humains, puis entre les humains, en tant que nouvelle souche de grippe mortelle. Il l’a notamment modifié de façon à ce que sa transmission soit aéroportée, le rendant encore plus contagieux. Cette recherche, financée en partie par le gouvernement américain, a tant effrayé la communauté scientifique de l’époque que les experts du Conseil consultatif scientifique national pour la biosécurité ont demandé aux revues Science et Nature de modifier certaines parties de l’article avant sa publication — pour ne pas que les détails tombent entre de mauvaises mains.
Webb déplore par ailleurs que l’administration Trump ait décidé, en 2017, de lever momentanément les restrictions entourant la recherche sur « le gain de fonction » des virus pandémiques — qui consiste à modifier ces virus pour améliorer leurs fonctions biologiques. Pour la spécialiste, cette annonce a surtout sonné comme le début d’une course aux armements biologiques. Et elle n’est pas la seule à s’inquiéter de cette menace grandissante. « Alors que les techniques d’ingénierie moléculaire des biologistes synthétiques deviennent plus robustes et répandue, la probabilité de rencontrer une ou plusieurs de ces menaces approche de la certitude », déclarait en 2020 le biochimiste Ken Wickiser, dans la revue universitaire CTC Sentinel, qui traite des menaces terroristes contemporaines.
Les virus sont importants et font partie intégrante de nos écosystèmes. Ils peuvent notamment servir à mettre au point de nouveaux antibiotiques pour des agents pathogènes particulièrement résistants ou servir de vecteurs de délivrance pour les thérapies géniques. Mais compte tenu des dangers qu’ils représentent en parallèle, il apparaît fondamental d’encadrer strictement les recherches sur les virus de synthèse. « Nous devons surveiller ce type de travail aussi étroitement que nous suivons le développement des technologies nucléaires », avertit Webb.