Un qubit d’ordinateur quantique capable de fonctionner… 1,8 milliseconde. Dit de cette façon, il faut avouer que cela a l’air très court. Pourtant, cette performance, réalisée par une équipe de chercheurs de l’université Yale, a plus ou moins doublé la durée de vie habituelle d’un qubit constatée sur un ordinateur quantique en fonctionnement.
Fabriquer un ordinateur quantique fonctionnel… Cette idée est un peu le saint Graal informatique du moment, et mobilise des chercheurs du monde entier. Si elle suscite tant d’intérêt, c’est parce qu’un tel ordinateur présenterait une puissance de calcul inégalée à ce jour. Il serait, selon toute probabilité, capable de réaliser en un clin d’œil des opérations dont les ordinateurs classiques peinent à venir à bout. Pourtant, fabriquer et rendre fonctionnelle l’une de ces machines est aussi un défi très difficile à relever.
En parvenant à faire fonctionner un qubit pendant 1,8 milliseconde, des scientifiques de l’université Yale ont donc, expliquent-ils, réalisé une avancée de taille. Leurs recherches ont été publiées dans le journal Nature. Pour mieux les comprendre, revenons sur la notion d’ordinateur et de qubit, et essayons de voir pourquoi ils sont si difficiles à dompter.
Un ordinateur quantique est une machine qui permet de faire des calculs en s’appuyant sur les principes de physique quantique. C’est-à-dire, si l’on résume, la science qui s’intéresse au comportement de la matière et de la lumière à un niveau microscopique ou atomique. C’est en effet en étudiant la façon dont la matière se comporte à cette échelle que des chercheurs ont identifié des principes physiques tout à fait nouveaux. Parmi ces principes, la « superposition quantique », qui est devenue l’une des clés vers l’informatique quantique. Concrètement, la « superposition quantique » est le principe qui explique que quelque chose, aussi déroutant que cela puisse nous paraître, soit en quelque sorte dans « deux états en même temps ».
Lorsqu’on l’applique à l’informatique, ce principe peut devenir très utile : il permet en effet d’utiliser des qubits pour faire des calculs. Qu’est-ce qu’un qubit ? Pour le comprendre, il faut revenir à la définition de base d’un ordinateur. Dans un ordinateur « classique », l’unité d’information de base est le « bit ». Celui-ci peut se trouver soit à l’état « 0 », soit à l’état « 1 ». Ce sont des assemblages de ces 0 et 1 qui composent les codes qui permettent de programmer des ordinateurs. Dans un ordinateur quantique, pas de bits, mais des « qubit », ou bits quantiques. C’est là qu’entre en jeu le principe de superposition. En effet, grâce à celui-ci, un qubit peut en quelque sorte être à la fois 0 et 1, et même se situer dans des états entre les deux : 01, 10, 11… C’est grâce à cet état superposé qu’un ordinateur quantique peut déployer une puissance de calcul si importante. Pourtant, ce point fort peut aussi constituer une faiblesse. En effet, les qubits sont des entités très sensibles aux perturbations extérieures.
La plupart du temps, il s’agit en fait d’atomes. Globalement, pour faire des calculs quantiques, l’idée est donc de réussir à isoler les atomes qui vont former les qubits, tout en leur permettant d’interagir entre eux en temps utile. Mais malgré toutes les précautions prises, des erreurs peuvent très vite survenir dans les calculs quantiques. « Les ordinateurs quantiques sont intrinsèquement beaucoup plus sensibles aux perturbations et nécessiteront donc probablement toujours des mécanismes de correction d’erreurs, car sinon les erreurs se propagent de manière incontrôlée dans le système et des informations sont perdues », explique ainsi un communiqué de l’Université d’Innsbruck relatif à une méthode de correction d’erreurs.
Corriger les erreurs sans en générer davantage
C’est donc non pas en supprimant, mais en gérant ces erreurs au fur et à mesure, que les chercheurs de l’université Yale sont parvenus à maintenir leurs qubits en état de fonctionnement plus longtemps. L’idée de corriger les erreurs commises par les ordinateurs quantiques au fur et à mesure n’est pas nouvelle, et depuis peu, des chercheurs travaillent activement sur ce sujet. Ce qu’on appelle la « redondance » est l’une des clefs qui pourraient permettre cette correction. En informatique classique, la redondance est l’idée est d’avoir plusieurs copies des données : lorsqu’une erreur est commise, les deux résultats divergent, et il est donc facile de conclure à une erreur.
En informatique quantique, c’est un peu plus compliqué. En effet, selon le théorème du « no cloning » (un autre principe de la physique quantique), il est impossible de « copier » l’information quantique. Toutefois, certains scientifiques sont déjà parvenus à créer des ensembles d’opérations qui permettent un principe de redondance : « la redondance peut être obtenue en distribuant des informations quantiques logiques dans un état intriqué de plusieurs systèmes physiques, par exemple plusieurs atomes individuels », expliquait par exemple une équipe de chercheurs autrichiens qui avait planché sur ce sujet en 2022.
Selon les chercheurs de Yale, c’est pourtant la première fois qu’un tel principe est réellement appliqué en temps réel au cours d’une expérimentation. Et pour cause : le fait même d’introduire ces correctifs dans le système est une source de perturbation de plus pour les qubits, ce qui peut s’avérer contre-productif. « Pour la première fois, nous avons montré que le fait de rendre le système plus redondant et de détecter et corriger activement les erreurs quantiques permettait d’améliorer la résilience de l’information quantique », explique le physicien Michel Devoret de l’université de Yale dans un communiqué. « Notre expérience montre que la correction quantique des erreurs est un véritable outil pratique ».
S’ils sont parvenus à concrétiser cette méthode, ça n’est pas vraiment en raison d’une découverte capitale. « Ce résultat n’est pas le fruit d’une seule découverte », explique ainsi Volodymyr Sivak, chercheur chez Google et anciennement à l’université de Yale. « Il s’agit en fait d’une combinaison de toute une série de technologies différentes qui ont été développées au cours des dernières années et que nous avons combinées dans cette expérience ». Bien entendu, il reste du chemin à faire lorsqu’on constate que le doublement de la durée de fonctionnement d’un qubit n’équivaut qu’à 1,8 milliseconde. Pas de quoi, pourtant, perturber l’enthousiasme des scientifiques. « Notre expérience valide une hypothèse fondamentale de l’informatique quantique, et cela me rend très enthousiaste quant à l’avenir de ce domaine », se réjouit Volodymyr Sivak.