Après avoir envahi plusieurs banques d’images, l’intelligence artificielle sème le trouble sur les plateformes de streaming de musique. La start-up américaine Boomy est spécialisée dans la création de musique générée par IA à partir de sons et de voix existants. Le problème n’est pas tant que les utilisateurs de cette application inondent les plateformes de leurs titres, mais que ceux-ci font l’objet d’un nombre d’écoutes relativement élevé grâce à des robots. En réponse à cette fraude, Spotify vient de supprimer des dizaines de milliers de titres générés via Boomy.
L’application Boomy permet aux utilisateurs de créer des morceaux de différents styles, puis de les publier sur des plateformes de streaming — telles que Spotify — via lesquelles ils peuvent percevoir des redevances. La start-up affirme sur son site que ses utilisateurs ont généré près de 14,7 millions de chansons, soit 14% de la musique enregistrée dans le monde, depuis le lancement de son application en 2021. Mais le groupe Universal Music (UMG), qui représente de nombreux artistes, s’inquiète de cette montée en puissance de l’IA.
Le mois dernier, une chanson générée par IA, utilisant les voix et le style musical de Drake et The Weeknd (sans l’autorisation de ces derniers), est devenue virale en l’espace d’un week-end, accumulant 600 000 écoutes Spotify, 15 millions de vues TikTok et 275 000 vues YouTube, rapporte the Guardian. La chanson, intitulée Heart on My Sleeve, a été rapidement retirée de tous les services de streaming par UMG pour cause de contrefaçon et de violation du droit d’auteur.
Des bots pour gonfler les statistiques d’audience (et les redevances)
Au mois de mars, le label américain avait demandé aux plateformes de streaming, notamment Spotify et Apple Music, d’empêcher les sociétés d’IA d’accéder aux titres de leur catalogue pour former leurs algorithmes. Après entraînement, ces derniers sont en effet capables d’imiter parfaitement n’importe quelles voix et style musical — à l’instar des IA génératives d’images, qui peuvent reproduire des œuvres ou imiter leurs créateurs. Un groupe britannique, appelé Breezers, a par exemple réussi à créer un album complet inspiré du groupe Oasis — rebaptisé pour l’occasion « Aisis » — contenant huit titres chantés par la voix (reproduite) de Liam Gallagher.
La maison de disques a expliqué qu’elle n’était pas contre l’IA elle-même — une technologie qu’elle utilise elle aussi depuis plusieurs années — mais contre le fait qu’elle soit utilisée pour copier des mélodies et des voix, ce qui constitue une violation du droit d’auteur.
« La formation d’IA générative utilisant la musique de nos artistes, ainsi que la disponibilité de contenu illicite créé avec l’IA générative sur les plateformes de streaming, posent la question de savoir de quel côté de l’histoire tous les acteurs de l’écosystème musical veulent se trouver : du côté des artistes, des fans et de l’expression créative humaine, ou du côté des contrefaçons profondes, de la fraude et du refus d’accorder aux artistes la compensation qui leur est due », a déclaré UMG à Music Business Worldwide le mois dernier.
Cette fois-ci, le groupe a attiré l’attention des services de streaming sur une activité suspecte liée aux titres créés avec Boomy, suggérant que des robots étaient utilisés pour manipuler les flux et augmenter les statistiques d’audience. « Le streaming artificiel est un problème de longue date qui touche l’ensemble du secteur et que Spotify s’efforce d’éradiquer sur l’ensemble de son service », a déclaré un porte-parole de la plateforme suédoise à Insider.
En réponse à cette alerte, Spotify a supprimé des dizaines de milliers de titres, soit environ 7% des chansons uploadées par Boomy — une décision saluée par Michael Nash, le directeur numérique d’Universal.
Une pratique qui perturbe les profils algorithmiques des artistes
Alors que les technologies d’IA progressent et facilitent plus que jamais la production de musique, les acteurs du secteur craignent que leur usage abusif finisse par compromettre les moyens de subsistance des « vrais » artistes, qui sont nombreux à ne percevoir que de faibles redevances — de la même manière que les IA génératrices d’images compromettent le travail des photographes, graphistes et illustrateurs.
Le mois dernier, le PDG de Spotify, Daniel Ek, a déclaré que l’industrie musicale avait des « préoccupations légitimes » concernant les chansons générées par l’IA. Il a affirmé qu’il travaillait actuellement avec des partenaires pour trouver des solutions et qu’il espérait aboutir à un moyen de protéger les artistes tout en encourageant l’innovation.
Selon une étude menée par le Centre National de la Musique, les plateformes musicales enregistrent plusieurs milliards de « fausses écoutes » : entre 1% et 3% de faux streams ont été détectés sur les plateformes Deezer, Spotify et Qobuz en France en 2021. « Sur Deezer et Spotify, la fraude se situe à plus de 80% au niveau de la longue traîne (soit en dessous du top 10 000), quand sur Qobuz le volume de fraude est davantage concentré sur les titres les plus écoutés », précise le rapport.
Or, comme le souligne l’étude, ces streams frauduleux perturbent les profils algorithmiques des artistes de deux manières : ils affaiblissent les taux d’engagement, réduisant ainsi la capacité de recommandation d’un artiste, et perturbent l’algorithme de recommandation en fournissant des informations trompeuses (puisque les faux utilisateurs ne se comportent pas comme les fans habituels).
Interrogé par Insider, Alex Mitchell, fondateur et PDG de Boomy, a soutenu qu’il était contre cette pratique. « Soutenir les artistes et les créateurs qui utilisent la plateforme Boomy est notre priorité absolue. Boomy s’oppose catégoriquement à tout type de manipulation ou de streaming artificiel, et nous travaillons avec des partenaires de l’industrie pour résoudre ce problème », a-t-il déclaré. À noter que depuis le 6 mai, les utilisateurs de l’application peuvent à nouveau partager leurs titres sur Spotify.