L’idée semble tout droit tirée d’un film dystopique. Sanas, une start-up de la Silicon Valley, a mis sur le marché un « traducteur d’accent », notamment mis en œuvre dans les centres d’appel. L’entreprise affirme vouloir traduire n’importe quel accent en n’importe quel autre. Actuellement, l’utilisation porte pourtant plutôt sur une conversion vers un accent « américain blanc »…
« Hear the magic », peut-on lire sur le site de la start-up, juste au-dessus d’une démonstration de la technologie. On peut y écouter une personne s’exprimant avec un accent indien. D’un seul glissement d’un bouton, la voix prend un accent américain aseptisé. Si « magie » il y a, il n’est pas certain qu’elle soit au goût de tout le monde…
L’entreprise affirme vouloir simplement abaisser les barrières de communication à travers le monde, et « donner confiance » aux employés d’entreprises qui voudraient s’adresser dans une autre langue. « Soyez prêt pour toute opportunité avec une gamme d’accents à portée de main pour une communication en toute confiance », lance-t-elle ainsi avec enthousiasme. Elle affirme également que la correspondance des accents peut améliorer la compréhension de 31% et la satisfaction client de 21%.
À la critique de l’effacement des cultures, Sanas répond ceci : « C’est une étape vers l’autonomisation des individus, la promotion de l’égalité et l’approfondissement de l’empathie. Nous nous engageons à protéger les diverses identités vocales du monde et leurs cultures ». Elle avance notamment que les personnes ont le choix d’activer ou non le traducteur d’accent, et le contrôle total sur ses nuances : « Votre voix est à vous. Modifiez uniquement ce que vous voulez et laissez tout le reste intact avec des commandes personnalisées », pose-t-elle. Marty Sarim, président de Sanas, ne voit donc « pas comment quelque chose de négatif pourrait en sortir ». Ce qui n’est pas le cas de tout le monde.
Une « voix de blanc »
Winifred Poster, professeure de sociologie à l’Université de Washington à St. Louis, émet déjà des doutes sur la question du choix. Interrogée par SFGate, elle souligne l’absence d’autonomie déjà présente dans de nombreux centres d’appels, où les travailleurs subissent de très lourds contrôles. « Il n’y a pratiquement rien dans le processus de travail des centres d’appels qui implique un choix par les travailleurs en matière de technologie », affirme-t-elle. « Vous êtes enregistré puis analysé et vous recevez des alertes sur votre écran lorsque vous parlez trop vite ou trop lentement ».
Or, les États-Unis, comme l’Europe, sous-traitent souvent certains services auprès de centres d’appel à l’étranger, pour réduire leurs coûts. Difficile, donc, d’imaginer que les travailleurs ne seront pas forcés à effacer leur accent. D’ailleurs, elle souligne qu’ils sont déjà souvent encouragés à se « blanchir », en altérant leur voix ou en changeant leur nom. Une stratégie des centres d’appels qui ne réduit d’ailleurs pas pour autant le racisme qu’ils ont à subir. En fait, selon Kiran Mirchandani, professeure à l’Université de Toronto et qui a fait des recherches sur les centres d’appel indiens, le traducteur d’accent pourrait même empirer les comportements racistes. « Le racisme envers les clients est susceptible d’augmenter si les travailleurs sont davantage déshumanisés lorsqu’une application est placée entre le travailleur et le client, d’autant plus qu’il y aura sans aucun doute des erreurs commises par celle-ci », déclare-t-elle à SF Gate.
Dans tous les cas, il paraît difficile de contribuer à une plus grande tolérance dans le monde en effaçant les différences de manière artificielle. Quant à améliorer les conditions de travail des employés des centres d’appel, « aucune nouvelle technologie n’est nécessaire », souligne Winifred Poster. « Les travailleurs ont besoin de plus de formation – non pas sur la façon de paraître plus blanc, mais sur la façon de fournir des solutions réelles et tangibles aux appels des clients. Ils ont besoin de moins de surveillance, de sorte qu’ils puissent confortablement aider les clients sans sentir le souffle des agents d’assurance qualité sur leur nuque ».