C’est un peu le Saint Graal de la physique expérimentale. La supraconductivité à température ambiante révolutionnerait l’ensemble des réseaux électriques, en améliorant l’efficacité et la performance des systèmes. Quelques records de température ont été atteints ces dernières années, mais jamais au-dessus de 0 °C. C’est désormais chose faite : des chercheurs américains déclarent aujourd’hui avoir observé le phénomène à la température de 287,7 ± 1,2 K (soit environ 14 °C).
Des trains en lévitation, des circuits intégrés perdant très peu d’énergie par effet Joule (et donc, consommant beaucoup moins d’électricité), des appareils d’IRM au champ magnétique encore plus puissant, voilà tout autant d’exemples d’applications possibles de la supraconductivité à une température plus élevée. C’est pourquoi les recherches en la matière vont bon train.
Toujours plus proche de 0 °C
Un courant électrique est créé par le déplacement de charges électriques (généralement des électrons) au sein d’un matériau conducteur. Ces électrons sont relativement mobiles du fait qu’ils sont peu liés aux atomes auxquels ils appartiennent ; on dit qu’ils se situent dans la « bande de conduction » du matériau concerné. Les conducteurs, comme les fils de cuivre, possèdent beaucoup d’électrons de ce type. Ainsi, lorsqu’un champ électrique est appliqué, ces électrons circulent relativement librement. Mais même les bons conducteurs tel le cuivre ont une résistance : par conséquent, ils chauffent lorsqu’ils transportent de l’électricité (c’est l’effet Joule, dû aux interactions des particules chargées avec les atomes qui constituent le matériau, qui « freinent » leur progression).
La supraconductivité est un phénomène caractérisé par l’absence totale de résistance électrique et l’expulsion d’un champ magnétique (par effet Meissner) au sein d’un matériau. Elle implique donc que les électrons se déplacent dans un matériau sans aucune résistance. Comment est-ce possible ?
En 1911, le physicien néerlandais Heike Kamerlingh Onnes a découvert que le mercure devient un supraconducteur lorsqu’il est refroidi à quelques degrés au-dessus du zéro absolu (-273,15 °C). Puis, il a observé le phénomène dans d’autres métaux comme l’étain et le plomb. Ainsi, pendant des décennies, la supraconductivité n’a été créée qu’à des températures extrêmement basses.
Le phénomène repose en fait sur la formation de « paires de Cooper » : dans un supraconducteur, les électrons qui circulent sont « couplés » à des phonons — des quantums d’énergie de vibration dans le réseau des atomes du matériau concerné. Selon les théoriciens, la formation de ces paires permet aux électrons de circuler sans résistance. Et les basses températures peuvent créer les circonstances pour que de telles paires se forment dans une grande variété de matériaux.
Évidemment, ces conditions de température restreignent énormément l’utilisation des supraconducteurs. Ce n’est qu’à la fin des années 1980 qu’a été émise l’hypothèse que le phénomène pourrait peut-être être observé à des températures plus élevées. Depuis, les scientifiques tentent d’obtenir la supraconductivité à température ambiante (ou du moins, supérieure à 0 °C).
Or, à la fin des années 1960, Neil Ashcroft, de l’Université Cornell, avait émis l’hypothèse que sous des pressions élevées, l’hydrogène serait également un bon supraconducteur. En forçant les atomes à s’emballer étroitement, les hautes pressions modifient le comportement des électrons et, dans certaines circonstances, permettent la formation de paires électron-phonon. À partir de là, les scientifiques ont cherché quels autres éléments pouvaient être mélangés à l’hydrogène pour atteindre la supraconductivité à des températures plus élevées et à des pressions plus basses.
En 2014, Mikhail Eremets, un physicien de l’Institut Max-Planck, a réussi à atteindre la supraconductivité à -70 °C, en utilisant du sulfure d’hydrogène sous 150 gigapascals (GPa) de pression. Puis, en 2019, Eremets et son équipe établissent un nouveau record : ils parviennent à observer le phénomène à -58,15 °C, puis à -23,15 °C quelques mois plus tard, en utilisant de l’hydrure de lanthane, soumis à une pression de 170 GPa. À peu près à la même période, un groupe de chercheurs de l’Université George Washington et de la Carnegie Institution à Washington DC, avait quant à lui atteint la température de -13,15 °C. Toujours plus proche de l’objectif…
Vers le transport d’électricité à haut rendement
Ce sont finalement des chercheurs de l’université de Rochester qui auront la primeur de l’exploit. Dans un article publié hier dans Nature, ils rapportent avoir atteint la supraconductivité à une température proche de 14 °C, dans un composé contenant de l’hydrogène, du soufre et du carbone, transformé photochimiquement. À l’instar des records précédents, cette nouvelle prouesse a été réalisée sous des pressions extrêmement élevées (de 140 à 275 GPa) — soit environ deux millions et demi de fois plus élevées que celle de l’air que nous respirons !
L’équipe a d’abord mélangé le carbone et le soufre (dans un rapport 1:1), broyé le mélange en minuscules boules, puis pressé ces boules entre deux diamants tout en injectant de l’hydrogène gazeux. Un laser a été projeté sur le composé pendant plusieurs heures pour briser les liaisons entre les atomes de soufre, modifiant ainsi la chimie du système et le comportement des électrons dans l’échantillon. Le cristal résultant n’est pas stable à basse pression, mais il est supraconducteur. Sous les hautes pressions auxquelles il est supraconducteur, il est extrêmement petit : environ 30 millionièmes de mètre de diamètre !
Pour José Flores-Livas, physicien informaticien à l’Université Sapienza de Rome (qui n’a pas été directement impliqué dans les travaux), c’est un jalon important qui vient d’être posé. Pour ce spécialiste, qui crée des modèles de supraconductivité à haute température, la barre des 20 °C devrait être franchie dans un futur proche au vu des progrès fulgurants réalisés ces dernières années.
Aujourd’hui, l’équipe développe de nouveaux outils pour comprendre comment fonctionne exactement le composé qu’ils ont créé. Une fois les détails éclaircis, ils seront en mesure d’en modifier la composition pour qu’il puisse rester supraconducteur même à des pressions plus basses. Descendre à 100 GPa (soit environ la moitié des pressions utilisées dans cette expérience) permettrait de commencer à industrialiser « de très petits capteurs magnétiques à très haute résolution », spécule Flores-Livas.
Si l’on parvient un jour à créer des supraconducteurs à température ambiante, de taille adéquate, bon marché et efficaces, les modes de production, de transmission et de distribution de l’électricité seraient fondamentalement transformés. Selon l’Energy Information Administration, environ 5% de l’électricité produite aux États-Unis est perdue dans son transport et sa distribution. Éliminer cette perte permettrait non seulement d’économiser des milliards de dollars, mais aussi d’avoir un impact climatique significatif.