En étudiant d’anciennes vidéos de chimpanzés en captivité, des chercheurs révèlent qu’en étant élevés dans des conditions favorables, au moins trois d’entre eux avaient appris à prononcer des mots humains, dont le mot « mama ». Cela remet en question l’hypothèse de longue date selon laquelle les primates non humains sont dépourvus de circuits neuronaux nécessaires à la parole, en raison d’une évolution différente de la nôtre.
L’apprentissage vocal (la capacité à apprendre de nouvelles vocalisations) est généralement considéré comme la clé de l’évolution du langage chez les humains. Cela suggère que le langage est un trait d’évolution spécifique aux humains. Cependant, des études ont suggéré que les primates non humains peuvent eux aussi apprendre l’usage de la voix, c’est-à-dire la production de cris préexistants.
Certaines d’entre elles ont par exemple fait état de grands singes ayant appris des mots humains tels que « cup » (« tasse » en français) et « mama ». Il a également été suggéré que certaines espèces de grands singes présentent une plus grande disposition à la conversation que d’autres. Cependant, ces résultats ont généralement été obtenus soit de manière indirecte, soit par le biais de protocoles expérimentaux rudimentaires.
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En l’absence d’analyses directs et d’expériences pertinentes, il a majoritairement été admis qu’aucun primate non humain n’a jamais appris à produire des sons ressemblant à des mots humains. Malgré les nombreuses tentatives d’apprentissage, même les chimpanzés élevés dans des foyers humains n’ont jamais été observés (de manière scientifique) en train de reproduire des mots humains.
Cela a conduit à l’hypothèse dominante selon laquelle les grands singes sont dépourvus de circuits neuronaux clés pour le contrôle moteur volontaire de la voix et des organes articulateurs (langue, mâchoires, cordes vocales, …). Des chercheurs ont même suggéré que cette différence réside dans la physiologie de la gorge des primates non humains. En conséquence, les chercheurs ont supposé que le langage a émergé chez les humains lorsque notre lignée a divergé de celle des grands singes.
Cependant, la nouvelle analyse de l’équipe du Royal Institute of Technology de Stockholm (en Suède) remet en question cette hypothèse. Les résultats suggèrent notamment que les grands singes tels que les chimpanzés (Pan troglodytes) possèdent le contrôle nécessaire de leurs organes articulatoires pour produire des sons à deux syllabes similaires aux mots humains.
Des capacités vocales longtemps sous-estimées
Chez les humains, parmi les premiers mots à émerger chez les nourrissons figure « mama ». Commun à toutes les langues humaines, le son « m » est l’un des premiers à être émis par les bébés. Il est ainsi facile pour ces derniers de produire des syllabes avec des « m ». D’un point de vue évolutif, il a été suggéré que ces premières vocalisations découlent des comportements d’oscillation mandibulaire naturellement observés chez la plupart des primates.
D’un autre côté, des mouvements d’oscillation de la mâchoire et des voisements (une résonance produite par la vibration des cordes vocales lorsqu’on articule) sont naturellement observés chez la plupart des mammifères dès la naissance. Cependant, les humains en font un usage unique en formant des syllabes claires et bien définies dès la petite enfance.
Les chercheurs de la nouvelle étude ont supposé que si la capacité à former de telles syllabes est présente chez les primates non humains, cela amènerait les origines du langage à un stade évolutif beaucoup plus éloigné qu’on le pensait. Afin d’explorer leur hypothèse, les experts ont utilisé des techniques avancées d’analyse phonétique pour évaluer d’anciennes vidéos de deux chimpanzés élevés en captivité et qui semblaient avoir prononcé des mots humains. Les sons ont aussi été évalués par des auditeurs humains naïfs quant à l’origine des enregistrements.
Surnommé Johnny, l’un des chimpanzés apparaît dans une vidéo enregistrée au Suncoast Primate Sanctuary à Palm Harbor, en Floride, et est décédé en 2007. Dans la vidéo, le chimpanzé semble prononcer clairement et à quatre reprises le mot « mama » lorsque sa soigneuse le lui demande, ce qui pourrait impliquer que le mot a été appris par imitation.
La vidéo de Johnny au Suncoast Primate Sanctuary à Palm Harbor :
D’autre part, Johnny appelait tout le monde « mama » en semblant savoir que ce mot lui procurerait tout ce qu’il voulait tant que cela faisait partie de son régime. Les chercheurs en ont déduit que le mot a été appris par le biais d’un apprentissage par renforcement.
Renata, le second chimpanzé, a été présenté dans le film « Now Hear This! Italians Unveil Talking Chimp », sorti en 1962 dans le cadre de la série d’actualités Universal Newsreel des studios Universal. À l’instar de Johnny, le primate prononçait le mot « mama » suite à un signal donné par son maître (un tapotement sur le menton), ce qui est également cohérent avec un apprentissage par renforcement. Une étude antérieure des mêmes chercheurs rapporte également un enregistrement sonore d’un chimpanzé dans un téléfilm des années 1960, où il a prononcé les mots « papa » et « cup ».
Dans l’ensemble, ces résultats suggèrent « qu’en l’absence d’examen direct basé sur des données, les capacités de production vocale des grands singes ont été sous-estimées », indiquent les chercheurs dans leur document, détaillé dans la revue Scientific Reports. « Le chaînon manquant hypothétique [de l’évolution] empêchant les chimpanzés de réaliser un couplage volontaire mâchoire-voix n’existe manifestement pas », ont-ils ajouté.
De précédents protocoles expérimentaux discutables
Selon les chercheurs, cette sous-estimation serait due au fait qu’on ait accordé beaucoup trop de crédit à des études dont le protocole expérimental était discutable. En effet, il y a 50 ans, les animaux impliqués dans ces recherches étaient soumis à des conditions non conformes à l’éthique et à leur bien-être, tels que l’isolement social et la négligence — sans compter qu’ils sont souvent brutalement séparés de leurs mères à un très jeune âge.
Ces conditions auraient pu empêcher ces animaux sociaux et très intelligents de développer leurs capacités. « Les grands singes peuvent produire des mots humains [et] l’échec de la démonstration il y a un demi-siècle était la faute des chercheurs, pas des animaux », concluent les experts suédois.