Aujourd’hui, la notion de bien-être animal est partout : dans les attentes des consommateurs et des citoyens, dans les cahiers des charges, dans la réglementation, dans les initiatives marketing, dans les élevages, etc. Les animaux sont reconnus aujourd’hui comme des êtres sensibles. C’est un acquis scientifique, mais aussi une référence législative qui répond à une demande forte de la société. Et, tout comme les hommes, les animaux utilisent les sons pour traduire leurs émotions, négatives ou positives. Dans ce contexte, l’objectif de la recherche est pratique : celui d’appréhender la santé mentale des animaux gardés en captivité, afin d’améliorer leur bien-être et leurs conditions de vie. Récemment, une équipe internationale de scientifiques a mis au point un algorithme pouvant décoder les grognements des porcs, de leur naissance jusqu’à leur abattage. Cette découverte marque une percée significative pour le bien-être animal. Ce décodeur est un outil non invasif précieux et fiable pour évaluer les émotions des porcs et surveiller leur bien-être en temps réel.
Dans son livre « L’expression des émotions chez l’Homme et les animaux », Darwin décrit de nombreuses espèces utilisant les sons pour traduire leurs émotions. Il insiste sur le fait que des animaux habituellement peu bavards, comme le lapin, produisent des cris stridents lorsqu’ils souffrent. Il explique que beaucoup vocalisent également dans des situations de bien-être, lorsqu’ils retrouvent un compagnon perdu par exemple.
Les émotions animales, définies comme des réactions intenses, à court terme, face à des événements spécifiques, ont suscité un intérêt croissant au cours des dernières décennies, notamment en raison de la préoccupation croissante pour le bien-être animal. Mais quels sont les marqueurs acoustiques de ces émotions, comment sont-elles codées ? Dans le but de répondre à ces questions, une équipe de chercheurs internationale s’est intéressée aux porcs domestiques. Leurs résultats sont publiés dans la revue Scientific Reports.
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Reconnaitre la présence des émotions chez les animaux : point de départ
Tout comme les humains, les animaux ressentent de la peur face à la nouveauté et de la frustration lorsque la situation ne répond pas à leurs attentes. Ils sont rassurés par des événements prévisibles et apprécient de contrôler leur environnement. Les connaissances acquises sur la relation mère-jeune et, plus globalement, sur les liens sociaux, ainsi que la démonstration de leurs capacités cognitives, contribuent également à rapprocher les animaux de l’humain. La neurobiologie, quant à elle, montre que chez les mammifères, des structures cérébrales similaires sont mises en jeu dans différents comportements émotionnels.
Alain Boissy, directeur de recherche à l’INRA-Clermont-Ferrand-Theix et co-auteur de l’analyse, déclare : « Même s’il est encore difficile d’avoir des indicateurs opérationnels de leur état mental, nous avons considérablement progressé dans l’objectivation des émotions des animaux ». Ces avancées ont été concrétisées par le programme européen Welfare Quality, qui a établi en 2010 un référentiel européen pour l’évaluation du bien-être animal. Il comporte des mesures sur l’animal, sa santé et son comportement, en plus de mesures sur les conditions d’élevage.
Précisons que la recherche chez l’animal confirme que les émotions ne sont pas des processus automatiques et réflexifs, mais peuvent plutôt être expliquées par des processus cognitifs élémentaires. Cette ligne de pensée suggère qu’une émotion est déclenchée par l’évaluation qu’un individu fait de sa situation environnementale. C’est le cas des porcs domestiques affichant des variétés très sophistiquées d’expression vocale.
D’ailleurs, des études antérieures ont établi des corrélations entre les appels à haute fréquence, tels que les cris, associés à des émotions négatives, et les grognements à basse fréquence associés à des émotions positives ou neutres. Elodie Briefer, professeur à l’Université de Copenhague, et co-auteur de l’étude précise, dans un communiqué : « Une émotion peut être décrite par deux dimensions principales : sa valence (positive ou négative) et son niveau d’intensité ». Mais entre ces deux extrêmes se trouve un assortiment de sons moins bien compris. Effectivement, coder les émotions dans ses vocalisations est une chose. Être capable de les « décoder » lorsque nous entendons des signaux acoustiques en est une autre.
Des situations variées, des émotions contrastées, des sons modulés
Dans cet objectif, les chercheurs ont enregistré des sons de porcs dans des scénarios divers, associés à une émotion positive et négative. Les situations positives incluaient par exemple celles où les porcelets tètent leur mère ou lorsqu’ils se retrouvent après avoir été séparés. Les situations émotionnellement négatives comprenaient, entre autres, la séparation, les bagarres entre porcelets, la castration et l’abattage. Grâce à des parcs expérimentaux, les chercheurs ont également conçu des situations intermédiaires pour évoquer des émotions plus nuancées. Ceux-ci comprenaient une arène avec des jouets ou de la nourriture et une arène similaire sans aucun stimulus. De plus, les appels, le comportement et le rythme cardiaque des porcs ont été surveillés et enregistrés lorsque cela était possible.
Par la suite, les chercheurs ont analysé les 7414 enregistrements des 411 porcs, afin d’établir un schéma dans les sons en fonction des émotions. En d’autres termes, l’algorithme serait la clé de décodage des émotions du porc afin de savoir s‘il éprouve une émotion positive (« heureux » ou « excité »), négative (« effrayé » ou « stressé ») ou intermédiaire.
En général, les résultats ont validé les observations antérieures. L’équipe a observé un nombre plus important d’appels à haute fréquence (tels que des cris et des couinements) dans des situations négatives. Dans le même temps, des appels à basse fréquence (tels que des aboiements et des grognements) se produisaient dans des situations où les porcs éprouvaient des émotions plus positives. Apparemment, deux caractéristiques acoustiques particulières se sont avérées aussi importantes que la fréquence pour comprendre la valence émotionnelle : la durée et le taux de modulation d’amplitude.
En effet, les études précédentes menées par Elodie F. Briefer et ses collègues ont mis en évidence une relation entre structures physiques des sons et la motivation qui sous-tend leur utilisation (joie de la tétée, anxiété d’une nouvelle situation, etc.). Ce principe a été énoncé pour la première fois, en 1977, par Eugène Morton, chercheur émérite au Smithsonian Institution de Washington : la structure acoustique d’un signal sonore reflète la motivation de l’émetteur (« motivation-strutural rules »). En d’autres termes, les vocalisations sont plus fortes et produites à un rythme plus rapide, plus aiguës et plus modulées en fréquences, quand l’intensité de l’émotion augmente. E. F. Briefer précise : « Il existe des différences claires dans les appels de porcs lorsque nous examinons les situations positives et négatives. Dans les situations positives, les cris sont beaucoup plus courts, avec des fluctuations mineures d’amplitude. Les grognements, plus précisément, commencent haut et diminuent progressivement en fréquence ». Enfin, ces variations de sons correspondent étroitement aux effets de changements anatomiques et physiologies (vibrations complexes des cordes vocales, contraction involontaire des muscles, etc.), liés justement à des variations d’intensité. C’est ainsi que, lorsqu’un individu éprouve une émotion forte, sa voix devient plus aiguë.
Une clé de décodage pour les agriculteurs
Les chercheurs ont ensuite utilisé un réseau de neurones, pour développer un algorithme capable de traduire la caractéristique émotionnelle des sons du cochon. E. F. Briefer explique : « En entraînant un algorithme à reconnaître ces sons, on peut associer 92% des appels à la bonne émotion ». De surcroît, les chercheurs ont pu classifier les émotions des porcs selon la manière dont ils réagissent naturellement à divers stimuli. D’une part, les signes typiques d’émotions négatives chez les porcs comprennent l’immobilité, de nombreuses vocalisations et des tentatives de fuites. D’autre part, les signes d’émotions positives incluent l’exploration de leur environnement et la position des oreilles vers l’avant.
Aujourd’hui, il est largement admis que la santé mentale du bétail est importante pour son bien-être général. Néanmoins, le bien-être animal d’aujourd’hui se concentre principalement sur la santé physique du bétail. En effet, plusieurs systèmes existent permettant de surveiller automatiquement, seulement la santé physique d’un animal, pour un éleveur.
C’est pourquoi les chercheurs espèrent que leur algorithme pourra ouvrir la voie à une nouvelle plateforme permettant aux agriculteurs de surveiller le bien-être psychologique de leurs animaux. E. F. Briefer déclare : « Nous avons formé l’algorithme pour décoder les grognements de porc. Maintenant, nous avons besoin de quelqu’un qui souhaite développer l’algorithme dans une application que les agriculteurs peuvent utiliser pour améliorer le bien-être de leurs animaux ». D’autant que la souffrance des animaux rejaillit sur les éleveurs. Établir une relation positive avec l’animal, par des pratiques spécifiques, fondées sur une meilleure compréhension des animaux, redonne un sens au métier. C’est un concept novateur appelé « One welfare » : un bien-être interdépendant entre homme et animal.
Le bien-être animal, entre utopie et réalité
Évidemment, améliorer le bien-être des animaux d’élevage peut se traduire par une augmentation des coûts de production (augmenter les surfaces de bâtiment par animal, par exemple). Les consommateurs des pays développés, en particulier européens, se disent prêts à assumer ce surcoût au moment de l’achat. Cependant, cette volonté de bien-être animal doit rivaliser avec des produits moins chers, issus de pays moins exigeants en matière de bien-être animal.
Selon des chercheurs d’INRAE, le bien-être animal est un bien commun insuffisamment pris en compte par les marchés. Cet état de fait justifie une intervention des pouvoirs publics à l’échelle internationale, ou à défaut, l’application de mécanismes d’ajustements aux frontières, y compris au sein de l’Union européenne, en cas de différences de normes réglementaires entre États membres.
Les auteurs concluent qu’avec suffisamment de données pour former l’algorithme, la méthode pourrait également être utilisée pour mieux comprendre les émotions d’autres animaux tels que les bovins ou les ovins. Mais les états sont-ils prêts à assumer, économiquement, une telle avancée scientifique ?