Le réchauffement climatique a de lourdes conséquences, particulièrement visibles au niveau des pôles, où les glaces fondent très (trop) rapidement. Ce que l’on sait moins, c’est que ces continents gelés se couvrent peu à peu d’algues vertes. Si le phénomène est bien connu en Arctique, son évolution en Antarctique est moins documentée. Des chercheurs se sont donc penchés sur la prolifération d’algues des neiges sur la péninsule Antarctique pour comprendre et évaluer leur impact environnemental.
Andrew Gray, chercheur en sciences végétales à l’Université de Cambridge, et ses collègues, ont ainsi estimé pour la première fois la biomasse et la répartition d’algues vertes de neige le long de la péninsule Antarctique, la région la plus au nord du continent, située au-dessus du cercle polaire. Les images satellites fournies par Sentinel-2 – un satellite d’observation de l’ESA dédié à la surveillance de l’environnement – ont révélé près de 1700 foyers de proliférations d’algues des neiges, réparties sur environ 2 km² au plus fort de l’été.
L’impact du réchauffement climatique en Antarctique
En Antarctique, le sol exempt de glace ne représente que près de 0,2% de la surface totale du continent. Même au niveau de la péninsule antarctique, la région la plus au nord et la plus végétalisée, seul 1,3% de ce sol nu est recouvert de végétaux. Les algues, cependant, parviennent à se développer sur la neige des zones côtières ; ces proliférations ont été documentées pour la première fois dans les années 1950 et 1960. Depuis, plusieurs études ont démontré que ces algues étaient constituées d’une large gamme d’espèces et jouaient un rôle majeur dans le cycle des nutriments et du carbone.
À savoir qu’un seul foyer de prolifération d’algues des neiges peut couvrir des centaines de mètres carrés ! Ainsi, ces algues sont potentiellement l’un des principaux moteurs de photosynthèse du continent, mais influencent aussi directement l’apport en nutriments aux écosystèmes terrestres et marins.
Le réchauffement dans la péninsule antarctique a déjà augmenté de 1,5 °C par rapport aux températures de l’époque préindustrielle, une tendance qui n’est pas près de s’inverser selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Or, ce réchauffement a un fort impact sur la végétation de la péninsule : la superficie disponible pour le développement des plantes pourrait être multipliée par trois ! Les experts souhaitent aujourd’hui mieux comprendre comment les algues des neiges s’intègrent dans la biosphère de l’Antarctique, afin d’évaluer l’impact global du changement climatique sur la végétation de ce continent aux conditions extrêmes.
Les estimations actuelles de la masse et de l’étendue de la biosphère terrestre de l’Antarctique sont biaisées : la télédétection par satellite prend en considération les sols exposés, mais exclut le plus souvent les algues des neiges (leur profil spectral ne permet par d’utiliser les outils classiques de détection). D’autres analyses, adaptées à ces végétaux sur neige, ont été réalisées, mais principalement dans l’hémisphère nord ; elles ont permis d’évaluer l’impact des algues sur l’albédo et sur le taux de fonte des glaces.
Les observations à grande échelle restent toutefois difficiles : une forte diffusion de la lumière sur la neige, les terrains montagneux et les faibles angles zénithaux solaires dans les régions polaires introduisent d’importants biais directionnels dans l’imagerie satellite. À cela s’ajoutent une couverture nuageuse fréquente et des chutes de neige estivales qui masquent les algues. Pour contourner ces problèmes, Andrew Gray et son équipe ont exploité plusieurs années de données, fournies par le réseau de satellites Sentinel 2 de l’ESA.
Des algues qui constituent un puits de carbone
Les données satellites ont été combinées aux mesures in situ des facteurs de réflectance spectrale, de la concentration cellulaire, de la biomasse sèche, des échanges gazeux et de l’état des nutriments. Les données collectées sur le terrain proviennent de deux régions : Ryder Bay, sur l’île Adélaïde (données collectées au cours de l’été 2017/18), et la péninsule Fildes, sur l’île du Roi-George (au cours de l’été 2018/19). Les étendues neigeuses des deux sites présentaient des proliférations d’algues vertes et rouges. Bien qu’elles constituent un autre écosystème dominant de la région, les algues rouges/oranges ont été exclues de l’étude, car l’absorbance des caroténoïdes qu’elles contiennent rendait plus difficile leur détection satellite.
1679 proliférations individuelles d’algues vertes des neiges ont été identifiées ; le plus gros foyer, observé sur l’île Robert, s’étend sur 145’000 m². Au total : près de 1300 tonnes d’algues, réparties sur environ 2 km². Une variation significative des facteurs de réflectance a été observée entre les différentes parcelles ; la baisse de l’albédo était liée à une absorption accrue de la lumière directement par les algues, ainsi qu’à des influences indirectes, telles qu’une plus grande teneur en eau liquide dans la neige sur laquelle se développaient les algues.
À partir des données satellites et récoltées sur le terrain, les chercheurs ont également pu estimer le taux d’absorption saisonnière de carbone : les algues des neiges auraient besoin d’un taux d’échange net moyen de carbone de -0,064 μmol m−2 s-1 pour accumuler la biomasse observée. Dans certaines conditions de rayonnement solaire, toutefois, ce taux s’élevait en moyenne à 398 μmol m−2 s-1. Au final, les analyses de l’équipe suggèrent que pendant toute la saison estivale, les algues vertes des neiges constituent un puits de carbone (absorbant 479 tonnes de carbone par saison), du moins à court terme, jusqu’à leur dégradation biologique.
Les scientifiques ont pu constater par ailleurs que l’aire de répartition des plantes se limite aux zones les plus « clémentes » : les zones où les températures estivales sont positives (ce qui implique la présence d’eau liquide) et où la nourriture ne manque pas. En effet, la prolifération des algues est largement influencée par la présence de ressources nutritives : 49% des foyers observés se trouvaient à moins de 100 m de la mer et 60% se situaient à moins de 5 km d’une colonie de manchots, dont le guano est source de nutriments pour les algues.
Face à l’élévation de température, les algues colonisent de nouveaux espaces
Ainsi, les températures estivales positives et un apport suffisant en nutriments sont des facteurs clés déterminant la répartition actuelle des algues vertes des neiges dans la péninsule Antarctique. Mais les populations d’oiseaux sont affectées par le réchauffement des températures et les algues pourraient perdre leur source principale de nutriments. Selon les chercheurs, l’augmentation de la température au niveau mondial entraînera finalement la colonisation de nouveaux espaces neigeux par les algues, plus en altitude et plus au sud. L’expansion vers le sud des habitats marins pourrait augmenter le nombre de points chauds nutritifs dans ces zones.
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L’équipe souligne par ailleurs que 62% des foyers d’algues observés dans cette étude se sont développés sur de petites îles sans calottes glaciaires ou montagnes locales permettant leur expansion en altitude ; une péninsule en réchauffement pourrait ainsi voir disparaître la neige estivale sur ces îles et donc, les algues qui s’y trouvent.
Cependant, ils ont observé que la floraison tend à augmenter à des latitudes plus basses, ce qui suggère qu’une expansion parallèle sur des masses continentales plus grandes, près des colonies d’oiseaux ou de phoques, est probable. Ainsi, cette expansion devrait l’emporter sur la biomasse « perdue » des petites îles. Mais bien que les algues puissent éliminer une partie du dioxyde de carbone de l’air, elles assombrissent également la neige, qui absorbera de ce fait davantage la chaleur solaire, accélérant au passage la fonte des glaces… Les auteurs de l’étude soulignent toutefois qu’il n’est pas encore possible d’estimer précisément ces effets.