Il y a près de quatre décennies, l’explosion d’un réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine, a transformé la région environnante en l’un des paysages les plus radioactifs de la planète. La zone d’exclusion de Tchernobyl (CEZ), qui s’étend sur près de 2 600 km², est depuis devenue un sanctuaire paradoxal pour la faune sauvage. Bien que les radiations aient altéré les génomes des espèces qui osent s’aventurer dans cette zone contaminée, une étude récente a révélé que certains vers microscopiques présentent une résilience génétique étonnante. Selon les chercheurs, ces nématodes, capables de prospérer malgré des niveaux élevés de radiations, pourraient ouvrir des pistes prometteuses pour la recherche sur les traitements contre le cancer.
Depuis l’accident d’avril 1986, les zones situées autour de Tchernobyl, de la ville voisine de Pripiat jusqu’aux villages environnants, ont été désertées en raison des risques de mutations génétiques et de cancers provoqués par la radioactivité ambiante. Les experts estiment qu’il faudra des milliers d’années pour que cette région soit à nouveau habitable. Pourtant, ce désert humain a laissé place à un écosystème unique où la faune et la flore continuent de subsister. Intrigués par cette capacité de survie, des chercheurs de l’Université de New York ont entrepris d’étudier les espèces capables de résister aux radiations chroniques.
« Tchernobyl a été une tragédie d’une ampleur incompréhensible, mais nous ne mesurons toujours pas précisément ses effets sur les populations animales locales », explique Sophia Tintori, postdoctorante au département de biologie de l’Université de New York, dans un communiqué. Et d’ajouter : « Le changement environnemental brutal a-t-il sélectionné des espèces, ou même des individus au sein d’une espèce, naturellement plus résistants aux radiations ionisantes ? ».
Des vers microscopiques à la résilience surprenante
Depuis les années 2000, Timothy Mousseau, biologiste à l’Université de Caroline du Sud, et Anders Pape Moller, figurent parmi les premiers chercheurs à avoir étudié les effets de la radioactivité sur la faune de Tchernobyl. Leurs travaux ont révélé une augmentation notable des mutations génétiques chez les oiseaux vivant dans les zones contaminées. De leur côté, Andrei Rozhkov et ses collègues se sont penchés sur les rongeurs, observant des différences génétiques marquées en comparant leur ADN avec celui de modèles murins vivant en dehors de la zone d’exclusion.
Sophia Tintori et son équipe ont choisi d’étudier les nématodes, des vers microscopiques connus pour leur robustesse et leur génome relativement simple. Ce dernier constitue un modèle idéal pour l’exploration des mécanismes biologiques fondamentaux. En collaboration avec des chercheurs ukrainiens, l’équipe s’est rendue sur le terrain afin de collecter des échantillons de ces organismes dans le sol, sur les fruits et d’autres végétaux.
Les résultats de leur étude, publiée dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences, sont très intéressants. Parmi les échantillons collectés, 15 vers nématodes appartenant à l’espèce Oscheius tipulae ont été sélectionnés pour le séquençage de leur génome. L’ADN de ces spécimens a ensuite été comparé à celui de leurs congénères provenant de régions éloignées des radiations, comme l’Australie, l’île Maurice, l’Allemagne, les Philippines et les États-Unis.
Le constat est surprenant : malgré leur exposition prolongée aux radiations, les nématodes de la CEZ ne présentaient aucune trace de dommages génétiques significatifs. Leurs génomes étaient non seulement intacts, mais également semblables à ceux des populations issues d’environnements non contaminés. De plus, aucune altération chromosomique à grande échelle n’a été détectée.
L’équipe a approfondi ses analyses en étudiant la sensibilité des descendants de chaque spécimen à divers types de dommages de l’ADN. Chaque lignée a révélé des niveaux de résilience différents, sans qu’une corrélation claire ne soit établie avec les radiations ambiantes subies par leurs ancêtres.
Ces travaux suggèrent que les nématodes ont développé, au fil des générations, des mécanismes particulièrement efficaces pour « réparer » leur ADN. Selon Sophia Tintori, ces résultats pourraient s’avérer utiles pour la recherche médicale : « Maintenant que nous savons quelles souches d’*O. tipulae* sont plus sensibles ou plus tolérantes aux dommages de l’ADN, nous pouvons utiliser ces souches pour comprendre pourquoi certains individus sont plus vulnérables que d’autres aux effets des agents cancérigènes. »