Des singes capucins vivant sur une petite île au large du Panama se sont mis à enlever des bébés singes hurleurs, un étrange comportement jamais observé jusqu’ici. Un jeune mâle a été filmé en train de porter un petit non sevré sur son dos, puis a propagé la tendance parmi ses congénères. Les chercheurs estiment qu’il s’agit d’une nouvelle mode culturelle, tout comme celles se propageant chez d’autres animaux sociaux comme les orques.
Célèbres pour leur incroyable intelligence, les capucins sont étudiés par les biologistes depuis des décennies pour décrypter la cognition des singes et leurs liens ou similitudes avec celle des humains. Ils font par exemple partie des rares animaux à utiliser des outils et à adopter des comportements sociaux complexes.
Sur l’île de Jicarón, située dans le parc national de Coiba, au large de la côte ouest du Pacifique panaméen, les singes capucins à face blanche (Cebus capucinus imitator) font l’objet d’une étude observationnelle à long terme depuis 2017, par des chercheurs de l’Institut Max Planck de comportement animal (MPI-AB) et du Smithsonian Tropical Research Institute (STRI). L’objectif initial de l’étude était d’observer l’utilisation d’outils chez un groupe en particulier et la propagation du comportement à d’autres.
Une autre espèce de primate, le singe hurleur (Alouatta palliata coibensis), vit également sur l’île. Son nom fait référence à ses puissants hurlements pouvant porter jusqu’à une distance de 4,82 kilomètres. Les deux espèces cohabitent généralement sans problèmes. Leurs régimes alimentaires sont différents, ce qui réduit les risques de conflit.
Cependant, les chercheurs ont constaté un comportement très inhabituel chez les jeunes mâles capucins. Depuis 2022, ceux du groupe utilisant des outils ont été filmés en train de porter de petits singes hurleurs sur leurs dos, comme le feraient des femelles avec leurs petits. « C’était tellement étrange que je suis allée directement voir mon directeur de thèse pour lui demander ce que c’était », rapporte dans un communiqué du MPI-AB, Zoë Goldsborough, l’auteure principale de l’étude.
Un comportement se propageant uniquement chez les jeunes mâles
La rareté du comportement a rapidement incité Goldsborough et ses collègues à approfondir leurs enquêtes. Grâce aux images capturées par pièges caméras, ils étaient en mesure d’évaluer si le phénomène est répandu sur l’île ou s’il s’agissait d’un cas isolé. 86 pièges caméras ont été déployés sans appât à travers l’île entre janvier 2022 et juillet 2023. Après être tombée par hasard sur les images du premier capucin portant un petit singe hurleur sur son dos, l’équipe a épluché manuellement des milliers d’heures de vidéo et ont recensé 131 observations similaires au total.
Quatre petits singes hurleurs différents ont été identifiés sur certaines images, mais le porteur était toujours le même : un jeune mâle que les chercheurs ont surnommé Joker. Cela a soulevé les questions de savoir comment il les a obtenus et dans quel but. Ils ont d’abord émis l’hypothèse selon laquelle les petits auraient peut-être été adoptés, les cas d’adoption interespèce n’étant pas rares chez de nombreux animaux.
D’autre part, un célèbre cas d’adoption d’un petit ouistiti (Callithrix) par un couple de capucins a été rapporté en 2006. Le couple est parvenu à élever le petit jusqu’à l’âge adulte. Cependant, l’adoption s’effectue le plus souvent par des femelles, généralement pour apprendre à s’occuper de nourrissons. Le fait que les mâles soient des porteurs exclusifs est très inhabituel.
Ensuite, la piste s’est soudainement évaporée. Aucune trace de porteurs mâles n’a été trouvée pendant plusieurs mois. Les experts ont en déduit qu’il s’agissait d’un individu essayant juste quelque chose de nouveau, un comportement qui n’est pas rare chez les capucins, qui sont des animaux très curieux et explorateurs.
« Survivre semble facile à Jicarón. Il n’y a pas de prédateurs et peu de concurrents, ce qui laisse aux capucins beaucoup de temps et peu de choses à faire », explique Meg Crofoot, directrice générale du MPI-AB et l’une des fondatrices du projet. « Il semble que cette vie ‘luxueuse’ ait préparé le terrain pour que ces animaux sociaux deviennent des innovateurs. Cette nouvelle tradition montre que la nécessité n’est pas toujours la mère de l’invention. Pour un singe très intelligent vivant dans un environnement sûr, voire peu stimulant, l’ennui et le temps libre pourraient suffire. »
En analysant les vidéos datant de cinq mois plus tard, les chercheurs ont découvert une série d’images montrant d’autres petits singes hurleurs portés par des capucins, d’après le rapport détaillé dans la revue Current Biology. Pensant initialement qu’il s’agissait de Joker, des analyses plus approfondies ont montré qu’il s’agissait plutôt d’autres jeunes mâles.
Pendant 15 mois, cinq capucins ont porté onze petits singes hurleurs différents au cours de périodes allant jusqu’à neuf jours. Les capucins portaient les petits sur leurs dos ou sur leurs ventres comme des femelles, tout en vaquant à leurs occupations habituelles. L’équipe en a déduit que la tendance s’est propagée par apprentissage social, à l’instar de la mode des « chapeaux de saumon » qui s’est propagée chez les orques.
« Cela n’a jamais été observé ailleurs, ni sur cette île, ni chez aucune autre population de singes capucins », affirme Goldsborough dans un article de blog du STRI. « Nous n’avons également trouvé aucune preuve d’un phénomène similaire chez d’autres espèces », ajoute-t-elle.
Une tendance qui a mal tourné
Si dans la nature, la perte de certains constitue souvent un bénéfice pour d’autres, le comportement des jeunes capucins mâles ne semble conférer aucun avantage. La raison pour laquelle ils l’adoptent est un véritable mystère.
« Une explication possible réside dans la nature plus docile des singes hurleurs que celle des capucins, un phénomène observé dans d’autres sites où les capucins harcèlent souvent les hurleurs. J’imagine que voler un bébé à un capucin serait plus risqué qu’à un hurleur », suggère l’experte. « Mais ce serait aussi un comportement totalement différent, car la dynamique de groupe joue également un rôle, et les groupes de capucins sont beaucoup plus nombreux que ceux de hurleurs. »
Par ailleurs, la tendance semble avoir mal tourné, du moins pour les singes hurleurs. Tous âgés de moins de quatre semaines (donc non sevrés), les petits semblent avoir été enlevés de force à leurs parents, qui ont été filmés en train de les appeler avec détresse depuis les arbres voisins. Les capucins ne leur ont pas fait de mal intentionnellement, mais n’étaient toutefois pas en mesure de leur fournir les besoins que seules leurs mères peuvent apporter, tels que le lait. En conséquence, quatre petits ont péri au cours de l’étude et les chercheurs soupçonnent qu’aucun d’entre eux n’a survécu au cours des périodes qui ont suivi.
Vidéo de présentation de l’étude :