La précision dans la mesure du temps est capitale pour le fonctionnement de certains dispositifs comme les systèmes de télécommunication ou de positionnement géographique par satellite. Actuellement, les horloges atomiques, grâce à leur très grande précision, sont utilisées pour définir la référence chronologique universelle : le temps atomique international. Cependant, une équipe de physiciens a récemment effectué une nouvelle avancée vers le développement d’une horloge nucléaire au thorium, dont la précision serait supérieure à celle des horloges atomiques.
Une horloge atomique utilise la stabilité du rayonnement électromagnétique émis par un électron lorsque celui-ci passe d’un niveau d’énergie à un autre. Plus précisément, lorsqu’un électron passe d’un niveau d’énergie excité à un niveau d’énergie plus stable, il émet un photon par émission spontanée. À l’opposé, le passage d’un état stable à un état excité s’effectue par l’absorption d’un photon. C’est la fréquence exacte associée à ces transitions atomiques qui module le signal oscillant en sortie et permet donc de définir la seconde atomique.
Dans une horloge nucléaire, le principe est différent. Il ne s’agit plus de considérer la fréquence des transitions énergétiques électroniques, mais celle des transitions énergétiques nucléaires. Les transitions nucléaires n’impliquent donc pas des électrons mais des nucléons (protons et neutrons) ; elles sont à l’origine de l’émission de rayonnements alpha, bêta et gamma. Les différents états énergétiques, autre que l’état fondamental, dans lesquels peut se trouver un noyau atomique s’appellent des « isomères nucléaires ». Ces isomères nucléaires sont notés avec un « m » pour « métastable » (état apparent de stabilité). Par exemple, l’isomère nucléaire de l’aluminium 26 (26Al) est noté 26mAl.
Une partie de la précision des horloges atomiques est atténuée par la faible densité électronique autour du noyau et la faculté des électrons a être facilement repoussés lors des excitations par laser. Des chercheurs de l’US National Institute of Standards and Technology ont récemment réussi à développer une horloge atomique plus précise utilisant un gaz quantique, celui-ci permettant d’augmenter la densité électronique tout en maintenant le système à basse température.
En 2003, des physiciens du Physikalisch-Technische Bundesanstalt (PTB) en Allemagne avaient déjà commencé à expérimenter une technique par spectroscopie visant à utiliser le phénomène de transition nucléaire pour mesurer le temps. Et récemment, une équipe de physiciens allemands a effectué une avancée importante sur la voie menant aux horloges nucléaires, en caractérisant avec précision les propriétés de l’isomère nucléaire du thorium 229. Les résultats ont été publiés dans la revue Nature.
La densité des nucléons enfermés dans les noyaux atomiques en fait d’excellents candidats pour développer des horloges. En effet, la densité nucléaire assure une meilleure stabilité et une plus haute résistance aux perturbations énergétiques. Les horloges atomiques au césium actuelles atteignent une stabilité de 2×10−16s s−1, tandis qu’une horloge nucléaire atteindrait une stabilité théorique de 1×10−19s s−1. Cependant, l’inconvénient est qu’une grande quantité d’énergie est souvent nécessaire pour amorcer une transition nucléaire ; les noyaux atomiques doivent généralement être excités par des rayons X ou gamma.
Néanmoins, ce n’est pas le cas pour tous les noyaux atomiques. En effet, le thorium 229 possède un isomère nucléaire noté 229mTh. Ce dernier a la particularité d’être l’isomère nucléaire possédant la plus faible énergie d’excitation connue, environ 7.8 eV. Cette énergie correspond à celle des photons dans l’ultraviolet, soit une longueur d’onde de 160 nm. Stimuler l’isotope 229Th via un laser UV permettrait donc de provoquer sa transition nucléaire et donc de réaliser une horloge nucléaire.
Toutefois, jusqu’à maintenant, cette bande très étroite de fréquence rendait complexe une telle expérience. « La résonance de la transition est extrêmement précise et ne peut être observée que si la fréquence électromagnétique du laser correspond précisément à la différence d’énergie entre les deux états » explique Ekkehard Peik, physicien et auteur de l’étude. « Il s’agit donc, comme le dit le proverbe, de chercher une aiguille dans une botte de foin ».
En collaborant avec des chercheurs du Ludwig-Maximilians-Universität (Munich), les auteurs ont analysé les formes métastables de l’isomère du thorium 229 dans un état excité, suite à leur désintégration radioactive à partir d’atomes d’uranium. La spectroscopie par laser a permis de révéler les détails de la structure hyperfine de l’ion 229mTh2+ et a notamment conduit à déterminer avec précision les valeurs de son moment magnétique, de son rayon de charge et de son quadrupôle. Cette caractérisation précise des propriétés fondamentales du 229mTh est importante, car elle permet d’affiner considérablement la gamme de fréquence nécessaire à la transition nucléaire du thorium 229.
Bien qu’un long travail attende encore les scientifiques avant de construire la première horloge nucléaire fonctionnelle, ces résultats représentent une avancée décisive dans la réalisation de cet objectif. Les horloges nucléaires pourraient en effet, outre apporter une mesure ultra-précise du temps, contribuer à la détection de la matière noire par l’effet de courbure engendré par sa masse. En outre, la maîtrise des transitions nucléaires permettrait d’importantes évolutions dans le domaine de l’informatique quantique et des batteries nouvelle génération.